“Président de la république” puis prisonnier sous Mohammed V, résistant exilé sous Hassan II, symbole historique dérangeant sous Mohammed VI… Le héros du Rif continue de peser de tout son poids sur la monarchie.
Le 6 février 1963 s’éteignait celui qui fut l’émir du Rif, le seul (éphémère) président qu’ait connu le Maroc. 37 ans après avoir quitté sa terre natale, Abdelkrim Khattabi succombait à une attaque cardiaque dans son exil cairote. 46 ans plus tard, force est de constater que sa mémoire officielle n’est pas à la hauteur de son épopée. Certes, des boulevards portant son nom ont fleuri un peu partout au Maroc. Certes, des historiens, marocains ou étrangers, se sont penchés sur le cas d’école qu’il a représenté. Son souvenir officiel reste pourtant une affaire difficile à manier, une épine dans le pied d’une monarchie alaouite en mal de symboles populaires.
Une mémoire occultée
Populaire, Abdelkrim Khattabi l’est toujours. En témoignent les commémorations discrètes mais régulières de son action : samedi 7 février, le groupe universitaire de recherche sur Abdelkrim Khattabi organisait un colloque dans la banlieue de Rabat ; courant du mois, l’association Mémoire du Rif, qui publie sa revue annuelle chaque 6 févier, prévoit des rencontres entre des témoins de l’époque et des habitants d’Al Hoceïma. Le souvenir de l’émir du Rif n’est pas réservé, loin s’en faut, aux seuls chercheurs ou à quelques rares autonomistes. Le groupe de musique casablancais Darga, avec son titre-phare Abdelkrim, a récemment illustré la persistance d’un mythe populaire que peuvent s’approprier tous les Marocains. Un mythe d’une étrange actualité mais que peine à récupérer le “nouveau règne”, pourtant très soucieux de revisiter l’histoire nationale.
Dès son intronisation, Mohammed VI a envoyé des signaux très favorables et le retour dans le Rif de la dépouille mortelle de Abdelkrim semblait possible, voire imminent. L’exilé Abraham Serfaty n’était-il pas rentré au pays à l’appel du roi ? Mohammed VI n’a-t-il pas honoré le Rif de ses multiples visites, n’a-t-il pas rencontré le fils (aujourd’hui décédé) de Abdelkrim ? L’Instance équité et réconciliation a même planché sur le cas Khattabi. Rien cependant n’a abouti, et la petite nièce de l’émir du Rif, Fadila Jirari, est aujourd’hui amère : “C’est une erreur d’avoir voulu traiter le cas Khattabi dans le cadre du bilan des années de plomb. On a voulu en faire un dossier parmi d’autres, ce qui est loin d’être le cas. Il ne s’agit ni de la même époque, ni des mêmes responsabilités de l’Etat”. Et Fadila Jirari de marteler : “C’est au niveau le plus élevé (ndlr, comprenez le roi) que doit être demandé le rapatriement du corps de Abdelkrim”. Puis, de guerre lasse, elle lâche : “De toute façon, les conditions qui expliquaient son refus de rentrer au pays n’ont pas disparu. Sur le fond, rien n’a vraiment changé”.
Le fond, c’est évidemment l’attentisme précautionneux dont a toujours fait preuve la monarchie à l’égard de l’émir du Rif. Car avec le temps, la mémoire de Abdelkrim Khattabi est devenue une arme de propagande à double tranchant que personne ne veut complètement négliger. Dans les années 1940 déjà, les ténors de l’Istiqlal avaient tenté de récupérer l’héritage de l’exilé du Caire. Huit ans après sa mort, au lendemain du putsch de Skhirat, les thuriféraires de la monarchie alouite, alors vacillante, convoquent de nouveau la mémoire de Abdelkrim. Magali Morsy (Abdelkrim et la république du Rif, actes du colloque de 1973, Maspero, 1976) écrit à ce sujet : “Le 10 juillet 1971, c’est Skhirat, suivi des exécutions du 13 juillet.
C’est ce même mois de juillet (du 17 au 22 très précisément) qui aurait dû voir la commémoration du cinquantenaire de la déroute espagnole et de la victoire d’Anoual. C’est en fait un peu plus tard, après quelques semaines de désarroi, que se développe très rapidement un mouvement visant à remettre Abdelkrim à l’honneur. Le 1er novembre à 20 heures se tient, à Dar Massa, une ‘cérémonie en commémoration de la bataille d’Anoual, qui a marqué il y a cinquante ans la victoire du grand héros Abdelkrim Khattabi sur les forces coloniales’ (communiqué officiel). Cette cérémonie est marquée par des discours de Allal El Fassi et d’autres personnalités nationales”. L’historienne illustre ainsi l’enjeu mémoriel dont l’émir du Rif est l’otage, et explique aussi le regain d’intérêt que connaît la figure de Khattabi à l’orée des années 1970 : Abdelkrim devient un alibi du trône, un mythe démembré, privé de ses caractères national et républicain. Il n’est plus qu’un “leader rifain”, et sa guerre de libération est réduite à un “soulèvement populaire”, ultime avatar de plusieurs révoltes contre l’occupant occidental. Il est l’homme d’un contexte et d’une époque. Un souvenir.
L’héritier d’un clan
Mohamed Ben Abdelkrim Khattabi voit le jour à Ajdir en 1882 dans une famille de notables longtemps liés au Makhzen. Son père Abdelkrim est cadi désigné par le sultan. L’un de ses oncles est gouverneur, un autre est précepteur des enfants du sultan. Une famille qui, dans la tribu des Beni Ouryaghel, inspire estime et respect. Le clan Khattabi se réclame également d’un aïeul prestigieux : le calife Omar Ibn Al Khattab, qui incarne dans l’imaginaire musulman sunnite les valeurs de justice, de probité et d’esprit de conquête. Un schéma somme toute classique dans un pays où les descendants du prophète et les leaders religieux sont fondateurs de dynasties et chefs de mouvements de résistance ou de dissidence. Le cadi Abdelkrim, père de l’émir, exerce une influence très grande sur son fils, Mohamed.
Les noms des deux hommes vont se confondre, au point que l’auguste fils sera désigné à jamais par le nom de son père, Abdelkrim. Ambitieux et intelligent, Khattabi père prépare ses enfants au nouveau monde qui se profile. Il veut qu’ils soient les dépositaires d’une triple culture : berbère, arabo-musulmane et occidentale. Mohamed se dirige vers des études traditionnelles à l’université Al Qaraouyine de Fès, tandis que son jeune frère M’hammed poursuit des études d’ingénieur à Madrid.
Les fils Khattabi sont à l’époque des précurseurs. Ils appartiennent à une génération pionnière de nationalistes marocains qui ont eu la possibilité d’apprivoiser la culture du colonisateur, maîtriser sa langue, connaître son histoire, pour mieux en dénoncer les contradictions. Dans ses correspondances avec les autorités espagnoles lors de la guerre du Rif, Abdelkrim fera d’ailleurs souvent référence aux conventions internationales et aux textes juridiques modernes. Il parle un langage qui trouble le colonisateur et met à mal l’image du barbare, fruste et inculte, qu’il faut civiliser. A Fès, Abdelkrim Khattabi découvre également les idées réformistes de Mohamed Abdou et de Rachid Reda, qui vont influencer profondément la pensée et les visions politiques du futur leader nationaliste. Nommé juge à Melilia, Abdelkrim succombe à l’appel de l’engagement politique et de la polémique. Il devient chroniqueur au supplément en arabe du journal espagnol, Telegrama Del Rif, qu’il va diriger par la suite. Comme le remarque judicieusement Zakya Daoud dans une biographie consacrée à Abdelkrim, il est alors l’un des premiers journalistes du Maroc. Dans ses chroniques, Abdelkrim critique violemment la France et place ses espoirs sur l’Espagne pour moderniser le Rif. Pendant des années, on considère Abdelkrim et son père comme des amis de l’Espagne. Les deux hommes sont décorés plusieurs fois par les autorités de Madrid. Une proximité qui leur attire la colère et la vengeance des résistants rifains menés par Ameziane, qui voient d’un très mauvais œil cette connivence avec l’ennemi. Les terres des Khattabi sont incendiées et leurs biens détruits par les résistants. Le soutien du clan Khattabi à la Turquie musulmane et à l’Allemagne pendant la Première guerre mondiale marque un tournant dans cette relation avec l’Espagne. Abdelkrim est emprisonné et accusé de haute trahison en 1915. Il est libéré quelques mois plus tard, grâce aux relations de son père, pour rejoindre son clan et sa tribu, avec de nouvelles convictions et de nouvelles idées.
Le vainqueur d’Anoual
Le clan Khattabi rejoint la résistance contre l’Espagne. Le père de Abdelkrim dirige la tribu des Beni Ouryaghel dans cette lutte contre l’envahisseur. Mais un événement dramatique survient en juillet 1920 : le patriarche et chef du clan Khattabi meurt empoisonné. Mohamed Ben Abdelkrim lui succède. Il se retrouve propulsé à la tête des Imjahden, les combattants de quatre tribus qui ont oublié leurs rivalités ancestrales pour mener la guerre sainte contre l’ennemi étranger. L’ancien juge et journaliste se transforme en fin stratège et commandant d’une armée qui ne cesse de prendre de l’ampleur, mais qui manque terriblement d’armes et de munitions. Abdelkrim réussit à mettre en place un premier noyau de tribus rifaines unies et parvient à créer un commandement centralisé et simplifié.
Une révolution mentale chez les membres de ces tribus, traditionnellement rétives à l’autorité. Les victoires de la résistance sont au rendez-vous et Abdelkrim s’affirme comme le chef charismatique et incontestable de cette résistance. La bataille d’Anoual en juillet 1921 finit par asseoir définitivement l’autorité de Abdelkrim et fait de lui un héros national et une légende. A la tête de 1500 hommes, Abdelkrim part à l’assaut d’Anoual, où plus de 26 000 soldats espagnols et mercenaires sont retranchés. Les combattants de Abdelkrim tiennent un front de plus de 30 kilomètres et décident de ne pas abandonner leurs positions. Dans la confusion et la panique, le général Silvestre, commandant militaire de la région, décide d’évacuer Anoual pour se retirer vers Melilia. Une erreur fatale, car l’armée de Abdelkrim va fondre sur les colonnes espagnoles en déroute et massacrer soldats, officiers et mercenaires. L’armée espagnole perd une dizaine de milliers de soldats dans cette bataille, et les troupes de Abdelkrim récupèrent un butin conséquent et inespéré : 200 canons, 400 mitrailleuses, 25 000 fusils et plus de 10 millions de cartouches.
Avec cette victoire retentissante, Abdelkrim se hisse au firmament et devient une légende au Maroc et dans le monde. Il est le porteur d’un nouvel espoir, d’une foi ardente dans la victoire malgré la supériorité militaire et technique écrasante de l’envahisseur étranger. Une période où le sultan du Maroc est sous tutelle de la France. Malgré les révérences et le respect manifeste porté par le résident général Lyautey, le sultan du Maroc Moulay Youssef ne dispose pas d’une once de pouvoir sur ses sujets. Dans son livre sur les mouvements d’indépendance au Maghreb, Allal El Fassi rapporte que les nouvelles des victoires militaires de Abdelkrim au Rif étaient accueillies avec ferveur dans tout le Maroc.
En 1924, un centre de recrutement et de propagande pour le compte de l’émir est démantelé à Casablanca par les autorités françaises. Le risque de contagion à tout le territoire marocain pousse la France à rejoindre l’Espagne dans le combat contre Abdelkrim et son armée. Lyautey, en fin analyste politique, a compris le danger que représentait Abdelkrim en estimant que “toute la puissance coloniale de l’Europe d’Occident et surtout le destin de l’empire africain de la France” se joue dans les montagnes du Rif. Là où Abdelkrim entreprend la colossale tâche d’unir les tribus rifaines autour de lui dans une forme d’organisation politique inédite : la république du Rif.
Monsieur le Président
Les tribus du Rif incarnaient l’essence même de bled siba : la non-reconnaissance d’une autorité politique centrale, sauf celle spirituelle du sultan et une situation d’anarchie entretenue par les guerres entre différents clans et tribus. Robert Montagne, sociologue et conseiller de Lyautey, décrit ainsi la nature farouche et batailleuse des Beni Ouryaghel, tribu de Abdelkrim “les luttes intestines dans les villages y sont si constantes, si implacables, que nul n’ose construire sa maison près de celle de son voisin… Là où les Beni Ouryaghel étaient passés, il ne restait plus une porte, une poutre, un pot de terre”. Abdelkrim réussit pourtant à mettre fin à cette situation d’anarchie et à fédérer les tribus rifaines autour d’un projet de résistance et de libération du pays.
Ce que les sultans du Maroc n’ont pas pu faire avec les armes et les campagnes militaires, Abdelkrim le réalise grâce à un subtil jeu d’alliances et d’implication des tribus dans la gestion des affaires du pays. En janvier 1923, Abdelkrim proclame la république du Rif dont il est élu président. Une assemblée nationale composée des représentants des différentes tribus, et présidée par Abdelkrim, dispose des pouvoirs législatifs et exécutifs. Un gouvernement est créé avec des ministres de l’Instruction et de la Justice, de l’Intérieur, de la Guerre, des Affaires étrangères et des Finances. Comme l’explique l’historien Mimoun Charqi, Abdelkrim a traduit, à travers cette forme d’organisation politique, ses connaissances acquises au contact des Espagnols, ainsi que les conseils prodigués par ses amis européens et américains.
Abdelkrim voue également une grande admiration pour Atatürk et sa capacité à réformer son pays, la Turquie, en empruntant des lois et des modèles politiques à l’Europe. L’adoption d’une Constitution moderne correspond à la volonté de réforme politique qui anime Abdelkrim. Le fanatisme religieux et le maraboutisme représentent pour l’émir Abdelkrim un mal politique et culturel qu’il faut éradiquer. Quelques années plus tard il déclare à cet égard : “Ces gens n’ont pas participé à la lutte, parce qu’ils disaient que le combat pour la patrie ne les intéressait pas, leur rôle se limitait à la défense de la foi. J’ai tout fait pour débarrasser la patrie de leur influence”.
Abdelkrim s’attaque également aux pratiques traditionnelles propres aux différentes tribus. Des codes juridiques inspirés du Droit musulman deviennent les seules références pour les juges, ainsi que les dahirs édictés par l’assemblée nationale et le gouvernement. L’émir du Rif interdit également l’esclavage pratiqué par certaines tribus et prohibe les propos désobligeants à l’égard des juifs, ce qui lui vaut un grand respect de la communauté juive. La république du Rif se profile comme la transition de bled siba vers une forme moderne de gouvernement.
Elle devient le laboratoire des idées réformistes et modernistes de Abdelkrim, qu’il souhaite plus tard voir appliquées à tout le territoire marocain. Abdelkrim ne se positionne pourtant jamais comme un dissident, un rogui, un prétendant au trône. La prière n’est jamais dite en son nom, comme l’ont fait d’autres dissidents et aspirants au trône. Comme il l’explique lui-même : “Je n’ai aucune ambition. Je n’aspire pas au sultanat, ni au pouvoir absolu. Si je suis une gêne, je suis prêt à disparaître et laisser la place à un autre”. Pourtant, l’expérience de la république du Rif demeure une expérience inédite, presque invraisemblable, dans un pays habitué aux successions des dynasties monarchiques et aux hommes qui rêvent de devenir sultans et rois.
L’exil forcé et l’évasion
Le 27 mai 1926, Abdelkrim Khattabi, acculé, brisé par la force de frappe de deux armées occidentales liguées contre lui, décide de se rendre à l’armée française, qui lui promet la vie sauve. Commence alors son chemin de croix. 20 longues années d’exil à La Réunion, isolé de tout. Cette réclusion lui pèse et il déploie de multiples efforts pour voir s’adoucir sa peine. Le 11 novembre 1938, il écrit au gouverneur de La Réunion : “L’exil, depuis douze ans, pèse lourdement sur nos épaules”. Il évoque ses garçons dont l’avenir l’inquiète et la difficulté de marier ses filles, dont la dernière, Aïcha, vient de naître. Il a désormais onze enfants, dont cinq garçons et six filles, la moitié nés en exil, sans compter ceux de son frère et de son oncle.
En 1939, il renouvelle sa demande : il exprime le souhait que ses fils combattent dans l’armée française au moment où s’ouvre la Seconde guerre mondiale. L’exil réunionnais de Abdelkrim ne prend fin qu’en 1947, à la faveur d’ambitions françaises mal cachées. Le sultan Mohamed Ben Youssef s’est un peu trop rapproché des thèses nationalistes au goût du résident général Erik Labonne. Il germe dans l’esprit de ce dernier l’idée de faire de Abdelkrim un contrepoids politique actif au sultan qui s’émancipe. On décide d’extraire l’exilé des antipodes où il croupit depuis 20 ans. Le 1er mai 1947, on l’embarque avec toute sa famille, sous la garde de quelques gendarmes français originaires de La Réunion, à bord d’un vieux rafiot. Cap sur la France, Cannes plus précisément, où Abdelkrim Khattabi doit poursuivre son exil… Il n’y arrivera jamais.
A l’escale de Port Saïd, les leaders nationalistes maghrébins (marocains, algériens et tunisiens pour la plupart, réfugiés au Caire) sont prévenus de l’arrivée du navire de Khattabi et l’attendent de pied ferme. Pendant la nuit, ils s’engouffrent dans le navire à quai et demandent à parler au chef exilé. Dans sa biographie de Khattabi, Zakya Daoud raconte : “Méfiant face à tout ce remue-ménage qu’il ne comprend pas, Abdelkrim est enfermé dans sa cabine. Bourguiba tambourine à la porte : “Ouvre-nous, nous venons pour ton bien !” Abdelkrim répond : “Tout le monde peut dire cela, et d’abord, qui êtes-vous ?” Finalement, il ouvre et toute la délégation s’enferme avec lui, son frère et son oncle pendant que, sur le pont, les gendarmes français jouent à la pétanque et que l’équipage grec reste indifférent”. C’est finalement sans encombres que Abdelkrim parvient à fausser compagnie à ses gardiens français. “L’émir est immédiatement reçu par le gouverneur de la province, poursuit Zakya Daoud, et dès 6 heures du matin, toute la famille prend la route du Caire et est conviée dans la matinée au siège du bureau du Maghreb arabe. Ils sont ensuite reçus avec tous les honneurs par le roi d’Egypte qui fait installer l’émir et sa famille dans une villa où il campera 15 ans”.
La retraite cairote
“Ceux qui l’ont approché au moment du débarquement à Port Saïd disent combien Abdelkrim était hésitant, combien il manquait d’informations sur toutes choses, combien il avait fallu d’arguments pour le rallier au projet d’évasion”, rapporte l’historien Mohamed Zniber à l’occasion du colloque parisien dédié à Khattabi en 1973. Pourtant, début 1948, requinqué et plein d’énergie, Abdelkrim se met au service de la Ligue arabe et devient président du Comité de libération du Maghreb. Même affaibli physiquement, le vieux lion de 64 ans n’a rien perdu de son aura. Il suit de près l’évolution de la question marocaine. Ses rapports avec les nationalistes marocains présents au Caire, notamment le futur chef du Parti de l’Istiqlal, Allal El Fassi, sont tout sauf apaisés. “J’ai vu mes idées s’évanouir l’une après l’autre.
Comme dans beaucoup de pays d’Orient, l’arrivisme et l’esprit de corruption se sont introduits dans notre cause nationale”, dira-t-il plus tard du nationalisme à l’aune duquel s’est arrachée l’indépendance marocaine. Il n’hésitera pas à qualifier les Istiqlaliens fassis de “femmes à barbe”. Quant au plus illustre d’entre eux, il l’ignorera superbement pendant toute la durée de son exil cairote. Les deux hommes ne semblent guère avoir d’atomes crochus. Chaque semaine, Allal El Fassi, qui travaille sur la guerre du Rif, demande à le rencontrer, chaque semaine, Abdelkrim se défile derrière de faux prétextes.
Pour illustrer le fossé qui sépare ces deux géants du panthéon marocain, Abdallah Laroui rapporte un de leurs échanges : “Allal El Fassi a dit un jour, exprimant le point de vue des nationalistes de sa génération : Quand on pense que, pendant cinq ans, Abdelkrim n’a pas fondé une seul école ! Abdelkrim aurait rétorqué : Oui, mais vous, nationalistes d’entre les deux guerres, vous n’avez fait que cela, vous n’avez été que des maîtres d’école”. Magali Morsy résume assez bien le divorce avec les nationalistes, qui préfigure de l’attitude critique que gardera toujours Abdelkrim à l’égard de la monarchie : “La voix de Abdelkrim paraissait révolue aux nationalistes des années 1950, et l’on comprend que le divorce ait été consommé entre celui qui demeura muré dans son refus de remettre les pieds au Maroc tant que le dernier soldat étranger n’aurait pas quitté le Maghreb, et ceux que la route passant par Aix-les-Bains devait conduire au gouvernement, sous l’égide de Sa Majesté Mohammed V. Dans la perspective d’un Maroc indépendant, Abdelkrim était mort, bien mort”, écrit l’historienne.
Tombeur de rois ?
“Contrairement à certaines croyances, Abdelkrim n’avait rien dans l’absolu contre la monarchie. Il n’était pas contre le roi, mais contre la manière dont l’indépendance a fini par être obtenue”, expliquait Saïd, le fils de l’émir du Rif, en 2006. Malgré les dénégations de son fils, l’émir Abdelkrim reste perçu comme un concurrent – sinon historique, du moins symbolique – de la monarchie. Ses prises de position n’ont pas dissipé cette impression, bien au contraire. Encore président de la république du Rif, il déclarait à propos de Moulay Youssef : “La seule chose qui m’importe aujourd’hui, ce n’est pas l’existence d’un sultan au Maroc, mais l’indépendance entière, sans réserve, du malheureux peuple rifain”.
En 1952, il salue la chute de la monarchie égyptienne et la victoire de Nasser, applaudissant à la fois au putsch des officiers et à la proclamation de la république. Une attitude douteuse pour les nationalistes marocains de l’époque, qui revendiquaient le leadership de Mohammed V. L’indépendance obtenue, Abdelkrim ne sera pas moins tendre à l’égard de la monarchie. En janvier 1960, Mohammed V, en visite au Caire, exprime le désir de rencontrer Abdelkrim, mais ne parvient pas à le convaincre de rentrer au Maroc. Saïd Khattabi a, à ce propos, expliqué : “Quand Mohammed V, peu avant sa mort, a rendu visite à mon père au Caire, celui-ci lui a répondu : ‘Je n’ai rien contre vous, mais je souhaite que mon pays accède réellement à l’indépendance, et cela passe d’abord par l’évacuation des troupes militaires étrangères’”.
En juillet 1962, c’est au tour du nouveau roi Hassan II, venu assister au Caire à un sommet des chefs des Etats du Pacte de Casablanca (ancêtre de l’OUA) de solliciter une rencontre avec Abdelkrim. Celui-ci, qui décline lentement (il mourra quelques mois plus tard) reçoit Hassan II à son domicile. “Les photos montrent un jeune souverain penché attentivement sur le vieil émir, fatigué, la tête couverte d’une petite calotte blanche, toujours vêtu de sa jellaba grise”, commente Zakya Daoud. Le roi craint qu’était Hassan II, qui fut aussi le prince bourreau du Rif en 1958, disparut ainsi comme par magie en présence de Khattabi. En 1962 toujours, quelques mois avant de passer l’arme à gauche, Abdelkrim s’oppose à la Constitution octroyée de Hassan II. “Il n’y a de Constitution valable que la Constitution nationale établie par la nation elle-même et pour elle-même.
La Constitution légitime d’un pays ne peut être élaborée que par une commission ou un organe élus, représentant authentiquement et correctement les différentes classes populaires”, écrit-il. Pourtant, si le défunt roi a puni le Rif pour son insoumission, il n’a jamais porté atteinte à la famille de Abdelkrim. “Hassan II a toujours respecté notre famille”, estime Fadila Jirari, petite-nièce de l’émir. Comment alors comprendre que M’Hammed, (frère de Mohamed Ben Abdelkrim), rentrant au Maroc en 1967 après 40 ans d’exil, ait été victime d’une farce aussi tragique que ridicule ? Son comité d’accueil, induit en erreur par le général Oufkir qui avait prétexté un retard de l’avion, déserta le tarmac, laissant le vieil exilé fouler en solitaire le sol marocain, avant d’être emmené manu militari à l’hôtel Hassan de Rabat où il mourra enfermé cinq mois plus tard, sans jamais avoir revu son Rif natal. “La dépouille mortelle de M’hammed Khattabi repose aujourd’hui à Ajdir. Qui le sait ?, s’interroge Fadila Jirari.
La mémoire de la guerre du Rif est de moins en moins vive”, déplore-t-elle. En attendant, le ministre de la Communication, Khalid Naciri, a cru nécessaire d’expliquer que le rapatriement du corps de Abdelkrim n’était pas au menu du gouvernement Abbas El Fassi. L’émir du Rif serait-il déjà entré au panthéon des grands oubliés de l’histoire ? Pourra-t-il un jour prendre dans nos manuels scolaires la place qu’il mérite : celle d’un avant-gardiste protéiforme, précurseur incompris du nationalisme marocain ?
Par Souleïman Bencheikh
et Abdellah Tourabi
Source: Telquel