Durant la première moitié du XXe siècle, El Glaoui, est considéré comme le plus puissant des pachas du Maroc. La presse européenne l’avait même élevé au titre de seigneur de l’Atlas, mais il mourra considéré comme un féodal collaborateur.
Les Français préfèrent franciser son nom en l’appelant le Glaoui. Mais il s’appelle en fait Thami ben Mohammed El Mezouari. El Glaoui voit le jour en pays amazigh dans le Haut Atlas occidental vers 1879. Adolescent, il suit des études coraniques mais est très vite happé par la politique tribalo-makhzénienne. Il a moins de trente ans quand il est nommé pacha de Marrakech par le Sultan Abdelhafid. Son frère aîné Madani est l’un des plus importants chefs de guerre du camp hafidiste lors de la rébellion du sud contre le sultan Abdelaziz. El Glaoui occupe même les fonctions de grand vizir, pour une courte période, sous le sultan Abdelhafid. Sa tribu Glaoua est de taille moyenne, et s’avère incapable de dominer les tribus voisines avant la conquête française.
Le clan des Glaoua
El Haj Thami comme l’appellent ses intimes, est un traditionaliste sincère. Il est aussi collaborateur par intérêt, puisque l’alliance avec l’occupant lui permet d’accumuler une fortune colossale : plusieurs milliers d’hectares et des dizaines de millions de francs déposés dans les banques au Maroc et en France notamment à Paribas. Si on ajoute à cela ses actions dans de nombreuses sociétés comme la Socoma, la Compagnie de transport marocaine (CTM) et surtout l’Omnium nord africain (ONA), El Glaoui est devenu sans doute, dès les années 1940, plus riche que le sultan lui-même. La mémoire collective retient sa cruauté, sa cupidité et sa propension à la prédation. Mais il faut signaler à sa décharge, qu’il n’est pas le seul serviteur du Makhzen à avoir eu de telles « qualités ». De fait, la féodalité de commandement qui s’est développée au Maroc depuis plusieurs siècles fait suer les burnous pour s’enrichir, mais aussi pour entretenir une nombreuse clientèle et payer les impôts au sultan afin d’éviter ses harkas dévastatrices.
La politique de Lyautey dite des Grands Caïds renforce l’emprise de ces féodaux sur le bled en leur fournissant les moyens modernes de contrôle. Le système éducatif français, qui profite à très peu de Marocains, ne bouscule pas non plus les piliers idéologiques de la Weltanschauung (vision du monde) qui se trouve à la base de la domination caïdale. Durant les années vingt et trente, El Glaoui met à profit les mauvaises récoltes et/ou la défaite des tribus qui résistent à l’occupation pour prélever des centaines d’hectares de leurs meilleures terres. Le fait que ces tribus soient déjà exsangues et au bord de la famine après les longues années de résistance, ne l’embarrasse pas outre mesure. Le pacha à la cupidité légendaire tient pourtant table ouverte. Mais il n’y pas de contradiction dans un tel comportement : le politicien madré qu’il est, sait dépenser sans compter, quand il s’agit de gérer ses relations publiques. C’est également un fêtard qui aime s’entourer de convives complices et laudateurs.
Le palais des mille et une nuits
Coureur invétéré de jupons blonds, il ne dédaigne point les brunes. Des dames de la jet-set parisienne, en mal d’exotisme, aiment venir à Marrakech tenir compagnie au maître des lieux. Elles ont l’impression de vivre, dans les palais du Glaoui et ses kasbahs qui parsèment tout le sud, des épisodes de Mille et une nuits. Ses fêtes nocturnes, parfois bien arrosées attirent des pique-assiettes mais également du beau monde. El Glaoui apprend à jouer au golf et reçoit avec faste les grands du monde, hommes politiques et hauts officiers : Winston Churchill, Philippe Pétain, le maréchal Foch, De Gaulle et le général G. Patton Jr honorent sa table. Des gens de lettres et des artistes passent également par là. On raconte qu’il fait servir parfois jusqu’à 15 plats (voire plus) pour chaque invité dans son palais de Marrakech, plus connu sous le nom sobre de Dar El Glaoui. Il aime faire les choses en grand et adore impressionner les Européens. Cas emblématique : quand un producteur de cinéma lui demande quelques moutons pour meubler une scène, il fait venir cinq cents têtes avec moult bergers et chiens de garde. Ses relations, ses investissements dans le groupe de presse Yves Mass et les amitiés que cela lui crée au sein du monde des médias font du Glaoui l’une des personnalités étrangères les plus influentes à Paris y compris au sein du parlement. C’est pourquoi, certains, tant pour dénoncer son influence excessive auprès d’une certaine élite hexagonale que pour moquer ses inconditionnels, parlent des Glaoua sur Seine.
Ben Youssef vs El Glaoui
Mohammed Ben Youssef et El Glaoui n’ont ni le même caractère ni les mêmes valeurs. Si le jeune sultan a reçu une éducation qui le rapproche plutôt de la bourgeoisie fassie et de sa finesse multiséculaire, El Glaoui est un fruste montagnard. La différence d’âge est également énorme (trente ans). Or, dans la société traditionnelle, les droits d’aînesse sont nombreux. De ce fait, et profitant de son statut de beau fils du puissant Grand Vizir El Mokri, El Glaoui a toujours eu tendance à traiter Ben Youssef avec un certain paternalisme. L’une des raisons qui le poussent à manifester peu de respect pour Mohammed V est le relatif modernisme pro féministe du sultan. Celui-ci autorise ses filles à s’habiller à l’européenne, cheveux à l’air et short de tennis. D’ailleurs, avant qu’il n’entre en conflit avec Ben Youssef, son conservatisme plaisait à certains nationalistes, comme Mekki Naciri dont le journal Minbar Achaâb faisait l’éloge de la position du Glaoui, lors du premier grand débat national sur l’accès des petites filles à l’éducation moderne. Bien entendu, El Glaoui s’opposait à ce que les enfants de sexe féminin accèdent à l’école et ce, au nom de la religion. Ce qui ne l’empêchait pas d’être le protecteur – prédateur des centaines de prostituées de Bab El Khmiss à Marrakech (selon Charles André Julien et les journalistes de l’époque). Pour la petite histoire, El Glaoui prélevait un pourcentage fixe sur chaque passe.
Les relations entre El Glaoui et Ben Youssef s’enveniment progressivement quand, à partir des années 1940, le futur sultan prend fait et cause pour le programme de l’Istiqlal. El Glaoui semble croire en son for intérieur que le jeune sultan ne comprend rien à la politique et au rapport de force réel avec la France. Car son analyse est que la France est trop puissante pour que quelques jeunes aussi téméraires que scribouillards puissent la faire déguerpir du Maroc où elle possède des intérêts importants. Mhammed Boucetta, une des figures de proue de l’Istiqlal, a rapporté cette conversation entre El Glaoui et Ahmed Balafrej. Le chef de l’Istiqlal était venu, en compagnie de plusieurs cadres du parti, demander au Glaoui de soutenir la revendication de l’indépendance. Durant la rencontre, El Glaoui demande : « Quelles forces étrangères vous soutiennent ? ». Réponse d’un des dirigeants de Istiqlal : « Aucune. Nous sommes des nationalistes ». El Glaoui embraye : « Quelles armes avez-vous en votre possession pour forcer la France à partir ? ». « L’arme politique », rétorque un des nationalistes. El Glaoui, du tac au tac : « Hmm… vous n’avez plus qu’à réciter la fatiha ». En fin de compte, comme le montre un témoignage de Mokhtar Soussi dans son livre Moâtaqal Sahara, El Glaoui n’est pas anti-nationaliste par principe, mais plutôt par opportunisme. De fait, il arrive au pacha d’inviter Soussi et faqih à venir présenter ses leçons au sein même de Dar El Glaoui quand les autorités coloniales augmentent la pression sur le leader nationaliste.
La chute Un jour de 1950, alors qu’il est venu présenter ses hommages à Ben Youssef à l’occasion de la fête du Mouloud, El Glaoui fait une remarque désobligeante au sultan concernant son alliance avec les nationalistes. Ben Youssef le prend par la main, le conduit jusqu’à la porte et lui interdit de venir le voir à nouveau.
Les hostilités sont alors officiellement ouvertes. L’objectif du Glaoui est dès lors de se débarrasser de ce sultan « procommuniste ». Alphonse Juin a le même objectif et, même après son départ de la résidence générale, continue à influencer dans ce sens la politique française dans le sultanat. Avec l’aide des colons extrémistes, de hauts fonctionnaires du protectorat et de quelques cheikhs de zaouias, El Glaoui parvient à mettre sur pied une alliance tribalo-traditionaliste contre Mohammed Ben Youssef. Celle-ci réunit des centaines de caïds, de pachas et de notables locaux. Des forces tribales viennent assiéger le palais de Rabat à la mi-août 1953. La pression est telle sur Paris que le gouvernement donne son feu vert pour la déposition et l’exil de Mohammed V. Ben Arafa, grand-cousin de Ben Youssef, est proclamé par les rebelles glaouistes nouveau sultan du Maroc. Mais face à la multiplication des attentats, la constitution d’une armée de libération et le manque de légitimité évident de Ben Arafa, Paris finit par céder et autorise le sultan exilé à remonter sur son trône, le 16 novembre 1955. Quelque temps auparavant, El Glaoui qui souffre d’un cancer avancé, vient baiser les babouches du sultan qu’il a tant honni. Grand seigneur, Ben Youssef lui accorde son pardon. El Glaoui décède le 13 janvier 1956.
Témoignage
Déclaration de Abdessadeq El Glaoui, faite à Chifaâ Nassir, MHI du 30-07-2004
Un ralliement de dernière minute à Mohammed V
« Ce revirement spectaculaire du Glaoui a été obtenu dans des circonstances assez dramatiques: invité à se présenter le 25 octobre 1955 devant le Conseil des Gardiens du Trône, mon père allait, sans le savoir, en reconnaissant ce conseil, servir à mettre en place une structure qui n’était pas susceptible à mon avis de résoudre le véritable problème. En effet, mon livre, Le Ralliement, décrit la manière dont a été réalisé ce véritable coup de théâtre, avec quelques amis du parti de l’Istiqlal: Haj Ahmed Bennani, Abbas El Kabbaj, et Ahmed Guessous. Ainsi, nous avons déjoué, ensemble, ce que je considérais à l’époque comme une désastreuse machination. Nous avons convaincu Haj Thami El Glaoui qu’il n’y avait pas de meilleure solution que le retour du Sultan Mohammed V. Nous l’avions convaincu, et c’était similaire à une bombe pour beaucoup de personnes qui s’attendaient à ce que cette brouille dure. (…) Le délai dont nous disposions était très court: entre le 22 octobre, date de l’invitation de Haj Fathmi Ben Slimane (Président du Conseil du Trône, NDLR), et le 25 octobre, date fixée par lui pour la visite du Glaoui au Conseil des Gardiens du Trône. Il nous a fallu donc nous activer pour convaincre le pacha de déclarer publiquement son ralliement au retour immédiat de Mohammed V, juste après cette visite. »
Ce fut fait le 25 octobre 1955.
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BIO
Vers 1879
Naissance de Thami ben Mohammed El Mezouari, dit El Glaoui
Vers 1908
Il est nommé pacha de Marrakech par Moulay Hafid.
1950
Brouille officielle avec le futur Mohammed V
1953
El Glaoui, qui a réuni une coalition tribalo – traditionaliste contre Ben Youssef, parvient à déposer le sultan légitime
1956
Il meurt d’un cancer après avoir imploré et obtenu le pardon de Mohammed V
Source:
zamane.ma/fr/la-veritable-histoire-de-thami-el-glaoui/