Interview avec Meryam Demnati dans Albayane du 17 Mai 2010.Membre de l’Observatoire Amazigh des Droits et des Libertés (OADL)
1) Quelle évaluation faites-vous de la situation de la culture et langue amazighes neuf ans après le Discours d’Ajdir ?
Neuf ans, après le discours royal d’Ajdir du 17 octobre 2001 qui affirme que le Maroc a une identité plurielle et que l’Amazighité appartient à tous les marocains sans exclusive et qui annonce l’intégration de la langue Amazighe dans l’enseignement, médias et autres domaines, le bilan est loin d’être satisfaisant.
L’amazighe n’est toujours pas reconnue langue officielle et nationale et l’amazighité du Maroc complètement niée face à une pseudo identité arabo-islamique. Le pouvoir s’enferme dans une attitude qui officieusement accepte la pluralité mais fait preuve d’aveuglement volontaire et d’un mépris total vis-à-vis de notre culture. La mauvaise gestion des dossiers sensibles tel que celui de l’enseignement et celui des médias, nous confirme que les décideurs rétifs à la diversité culturelle et linguistique, ont envisagé malgré eux (face une pression grandissante du mouvement amazighe) une reconnaissance partielle de la question amazighe. Les « acquis fragiles » (Discours d’Ajdir, création de l’IRCAM, Conventions, circulaires) n'ont pas eu les retombées institutionnelles escomptées.
La question de l’amazighité du Maroc relève de grandes questions politiques auxquelles une réponse équitable et urgente doit être trouvée pour la construction d’une société équilibrée et moderne. L’amazighité, victime d’un véritable déni, continue à être occultée de tous ses droits légitimes. Le mouvement amazigh dont la première revendication a toujours été la reconnaissance de l’identité, de la culture et de la langue amazighes par la loi suprême, a toujours fait de la question de la constitutionnalisation de l’Amazighité une priorité. Cette revendication reprend de l’ampleur aujourd’hui parce qu’il est impératif et urgent que notre langue et notre culture soient protégées par la loi.
2) Où en est l’enseignement de la langue Amazighe en 2010 ?
En Septembre 2003, le système éducatif marocain connaît, pour la première fois, l’intégration de la langue Amazighe dans quelques écoles primaires, suite à la Convention liant l’Institut Royal de la Culture Amazighe (IRCAM) et Le Ministère de l’Education National.
Les principes généraux sur lesquels se fondent cet enseignement sont les suivants :
La langue Amazighe qui appartient à tous les Marocains sans exception doit être enseignée à tous. Elle doit être généralisée à tous les cycles d’apprentissage, du préscolaire jusqu’au Baccalauréat et standardisée sur le plan graphique, orthographique, lexical et morphosyntaxique d’une manière progressive (Livre blanc 2002).
Une distribution des rôles s’est faite dans le cadre de responsabilités relatives à chacune des institutions. Le Rôle de l’IRCAM dans ce processus est la mise en place des plans de formation des enseignants, des inspecteurs, des formateurs (CFI, CPR, ENS) et des modules à l’université, l’élaboration d’outils didactiques (manuels scolaires, précis de grammaire, lexiques et autres supports didactiques). Le rôle du MEN est d’élaborer la carte scolaire et le calendrier pour l’intégration progressive de l’Amazighe dans l’enseignement horizontal et vertical, de programmer les formations stipulées dans les circulaires, de veiller à la distribution des outils didactiques sur tout le territoire.
Mais en ce qui concerne la généralisation de l’Amazighe dans toutes les écoles et à tous les niveaux scolaires, les résultats sont plutôt alarmants. Cette généralisation qui devait se faire progressivement pour toucher toutes les écoles marocaines, non seulement a pris beaucoup de retard, mais a reculé ou même stoppé dans certaines régions. Les rares Académies (6 sur 16) qui se sont attelées à la tâche pour faire aboutir ce projet, malgré toute leur bonne volonté, ont rencontré beaucoup de problèmes quant à la gestion centrale de ce dossier (ressources humaines, formations, carte scolaire). Des directeurs d’Académie ignorent délibérément les directives ministérielles et ne consacrent aucun budget à ce dossier, des délégués décident de leur propre chef d’annuler toute formation, d’autres de bloquer toute intégration de l’Amazighe dans leur secteur. Des directeurs d’école se contentent de l’intégrer dans une ou deux classes de 1ère année, d’autres refusent carrément de l’inclure dans leurs tableaux de service ou d’envoyer leurs enseignants en formation. La généralisation horizontale ou verticale est stoppée, les notes ministérielles dont les directives sont claires et précises, sont rangées dans les tiroirs. Des classes d’Amazighe ouvrent, d’autres ferment.
Les manuels scolaires de l’Amazighe restent toujours introuvables sur le Marché, en juillet dernier ils n’étaient toujours pas sur la liste officielle du MEN au côté de ceux de l’arabe, du français ou de l’anglais. Problèmes techniques ? Cela dure déjà depuis 2003.
Dans les centres de formation des instituteurs (CFI) l’amazighe n’est encore qu’une matière optionnelle à l’examen final.
Le traitement de ce dossier ira de la négligence ou légèreté au mépris total.
L'enseignement de l'amazighe n'est régi par aucun texte législatif définissant son statut et sa fonction ce qui constitue un frein à une gouvernance efficace et efficiente du dossier.
En ce qui concerne l’Université, le personnel enseignant est y en quantité insuffisante pour garantir la continuité. Les départements de langue et culture amazighes n’existant pas, les enseignants-chercheurs affiliés à d'autres départements (arabe, français ou anglais) assurent des matières dans les filières licence et/ou master accrédités en "Etudes amazighes" en plus des cours qu'ils assurent dans leur département d'attache.
La langue amazighe traverse une situation critique de son histoire, d’autant plus que l’UNESCO, dont le Maroc est état membre, l’a classé parmi les langues en danger.
Autre rapport affligeant pour le Maroc, celui de la banque mondiale.
En effet, il y a plus d’un an, un rapport de la banque mondiale sur l’Education a classé le Maroc parmi les derniers dans tous les indices (l'accès, l'équité, l'efficacité et la qualité) en déphasage flagrant avec les objectifs du développement humain et économique. Le problème linguistique est en effet la cause, non unique mais essentielle, des difficultés endémiques du système éducatif marocain
Un débat suscité par ce rapport de la banque mondiale est alors entamé par le Conseil Supérieur de l’enseignement sur l’avenir des langues dans le système éducatif marocain et le statut à attribuer à chacune. On y parle de consolidation de la langue arabe, du renforcement des langues étrangères (français, anglais et espagnol). Quant à la langue amazighe, langue autochtone de ce pays, elle est considérée par une partie des membres du CSE comme un « frein pédagogique ». Ces mêmes membres du CSE, hantés par les vieux démons du panarabisme tentent d’opérer un retour en arrière en balayant les acquis si minimes soient-ils, promulguées depuis 2001, afin que l’amazighe ne soit plus enseignée que comme matière facultative, sous forme de dialectes distincts et en graphie « arabe ». Cette menace qui pèse sur la langue et la culture amazighes est d’autant plus dangereuse que l’avis de ce Conseil supérieur de l’enseignement, qui est une institution consultative, sera soumis au Roi pour une décision définitive. Cette machination est aussi très dangereuse, parce qu’en revenant sur les acquis au lieu de les consolider, ces décideurs mettront en péril notre langue et notre culture et la paix sociale dans ce pays. Une école marocaine responsable, c’est une école où la maîtrise de l’arabe, de l’amazighe et du français partagée par tous, doit permettre d’accepter l’Autre dans sa différence, de préserver le lien social, de dépasser les clivages générateurs de graves conflits.
3) Après le lancement de la Chaîne Tamazight en Mars 2010, considérez-vous que les revendications des Amazighs dans les médias soient concrétisées ?
Le lancement de la télévision Tamazight est certes un acquis mais les revendications des amazighs ne sont pas pour autant concrétisées. Après plusieurs mois d’existence, beaucoup de défaillances dans les programmes : dessins animés pour enfants en arabe classique, des débats trop longs, des émissions religieuses à outrance, de jeunes animateurs sans formation en langue amazighe ni en technique d’animation, aucun programme en français (langue seconde à l’école diffusée largement dans les autres chaînes nationales), émissions souvent pauvres en budget qui se déroulent généralement dans les studios et aucune accession terrestre pour une grande partie du public qui n’a ni parabole ni TNT. Beaucoup de souffrances pour une Télévision, qui bien qu’émanant d’une forte demande sociale, a eu du mal à voir le jour. Nous espérons que toutes ces contraintes seront dépassées dans l’avenir, et que cette chaîne sera à la hauteur de nos espérances. D’autre part, il a été décidé que la chaîne Tamazight ne diffusera pas exclusivement en amazighe et que 30% des programmes seront en arabe et en français pour « éviter un ghetto linguistique » nous dit-on. Les sept autres chaînes nationales diffusent-elles 30% de leurs programmes en amazighe ? Bien au contraire! On assiste même à une régression dans la Une et la 2 dont les cahiers de charge stipulent pourtant que 30 % des programmes seront en langue amazighe, contrat qui n’a jamais été respecté. Les rares émissions amazighes qui ont survécu, sont diffusées à des heures impossibles. Pourtant une commission mixte IRCAM / Ministère de la Communication avait été mise sur pied pour un suivi de la convention, et par la suite un cahier des charges avait été signé par la Société SORIAD (2M), la SNRT (TVM) et la HACA. Quant aux radios nationales, la radio nationale amazighe n’est toujours pas captée sur l’ensemble du territoire et les autres radios publiques ou privées ne prennent aucunement en compte la diversité culturelle et linguistique de notre pays. Toutes ces données significatives ne reflètent-elles pas sans conteste la discrimination culturelle et linguistique et la marginalisation d’une grande partie de la population marocaine ?
Aucune langue aussi prestigieuse soit-elle ne peut tenir en vie si elle est bannie de l'école, des médias et des différents domaines publics et privés. … Des populations dont l'identité est souvent gravement atteinte, affirment aujourd’hui avec force leur attachement souvent très puissant à leur langue et leur culture qu’elles refusent de voir disparaître. Le mouvement amazigh, expression légitime de ces populations, tel qu'il apparait à l'heure actuelle, prend de plus en plus la forme d'une véritable remise en question et revendique une garantie légale et constitutionnelle pour la langue et culture amazighes. Tout semble indiquer que malgré les obstacles qu'il peut rencontrer, ce mouvement sera appelé à prendre une importance de plus en plus grande dans les années à venir.
source: resilience tv
www.resiliencetv.fr/?s=tamazight