Monsieur Le Président,
A l´occasion de votre récente visite en Algérie, vous avez abordé avec les autorités algériennes mais aussi avec la presse, un certain nombre de questions d´importance sur lesquelles je souhaite apporter ma contribution en ma qualité de président du Congrès Mondial Amazigh, ONG internationale de défense des droits du peuple amazigh (berbère).
Dans un entretien que vous avez accordé à des journaux algériens, vous
avez déclaré : "il est légitime que l’Algérie affirme son identité
arabo-islamique et poursuive ses efforts en matière d’enseignement de
la langue arabe. D’ailleurs, nous souhaitons nous-mêmes renforcer
l’enseignement de l’arabe en France, qui correspond à une ancienne
tradition mais aussi à de vrais besoins".
Pourtant, lors de votre campagne à l’élection présidentielle, il ne faisait aucun doute que l´identité amazighe ne vous était pas étrangère puisque vous disiez en avril dernier : "Je connais l’apport essentiel des Berbères et en particulier des Kabyles dans la richesse française dans les domaines économique, sportif, littéraire ou encore artistique. On ne dira jamais assez combien la France doit à des personnalités comme Edith Piaf, Zinédine Zidane, Kateb Yacine, Jean Amrouche, Taos Amrouche, Mouloudji, Idir, Mouloud Feraoun ou encore Isabelle Adjani ou encore mon ami Daniel Prévost (...). Je sais, par ailleurs, l’attachement des Berbères à leur culture millénaire. Ils ont bien raison de la défendre. La France dont je rêve est une France qui fasse une place à chacun, quelle que soit son origine, dans le respect de ce qu’il est".
Comme vous le savez donc Monsieur le Président, l’identité amazighe distincte de l’identité arabo-islamique, est présente en France depuis plus d’un siècle mais aussi et surtout dans tous les pays de Tamazgha (Algérie, Maroc, Tunisie, Libye, Egypte, Mali, Niger Mauritanie et Iles Canaries). En niant l’existence de plus de dix millions d’algériens Amazighs, en occultant leur histoire, leur civilisation et leur langue, vos propos tendent à soutenir les politiques de marginalisation du peuple Amazigh. Pourtant, grâce aux luttes et aux sacrifices consentis notamment par les Kabyles, même l’Algérie officielle ne se définit plus seulement en référence à une prétendue arabo-islamité, puisque sa Constitution reconnaît l’amazighité comme un des fondements de l’identité algérienne et que la langue amazighe a été reconnue langue nationale depuis avril 2002. Quel est alors l’intérêt pour la France de faire de l’Algérie un pays plus arabe et islamique qu’il ne l’est ?
C’est aussi l’occasion pour nous, Monsieur Le Président, de rappeler que les citoyens amazighs de France, attachés à leur culture et aux valeurs de laïcité et de tolérance, ne souhaitent pas que les politiques d’arabo-islamisation mises en œuvre dans les pays d’origine leurs soient appliquées en France. A ce sujet, nous demandons à ce que l’enseignement des langue et culture d’origine (ELCO) qui s’adresse aux enfants d’origine amazighe porte sur l’histoire, la civilisation et la langue amazighes. D’une manière générale, le passé de l’Afrique du Nord et du bassin méditerranéen, en particulier l´histoire amazighe, doit être enseigné en France avec plus d’objectivité, sans parti pris ni révision des réalités historiques.
Nous sommes également particulièrement attentifs à la suite que vous donnerez à vos engagements pris durant votre campagne électorale lorsque vous affirmiez : "Je sais qu’il existe une demande forte pour que le berbère soit enseigné à l’école. Le développement de l’enseignement du berbère en terminale au lycée se développe et je souhaite qu’il soit encouragé tout au long du lycée. Je suis naturellement favorable à toutes les initiatives qui pourraient être prises pour faire connaître et soutenir la culture berbère que ce soit par la création d’une radio ou de programmes radiophoniques ou audiovisuels ou d’une maison de la culture berbère".
Par ailleurs, membres d´une communauté forte de deux millions de citoyens en France et de plus de trente millions dans les différents pays de Tamazgha, nous sommes particulièrement concernés par votre projet d’union de la Méditerranée pour lequel vous prévoyez que " les piliers de cet espace de solidarité et de coopération seraient une politique commune d’immigration concertée, le développement économique, la promotion de l’Etat de droit dans la région, la protection de l’environnement et le co-développement ".
A notre sens, les questions de développement économique et social, d’environnement, d’émigration et d’Etat de droit sont intimement liées. L’expérience enseigne que l’émigration a deux causes distinctes en apparence seulement : d´une part le chômage et l’absence de perspectives en matière d’insertion socioprofessionnelle notamment pour les jeunes générations, et d´autre part l´absence d´un Etat de droit. Lorsque les principes démocratiques sont bafoués, lorsque règne la corruption et l’abus de pouvoir, lorsque la répression d’une excessive violence répond aux revendications citoyennes en toute impunité, comme pour les crimes commis en Kabylie durant le printemps noir 2001 (126 morts et 5000 blessés), il ne reste plus aucun espoir d’une vie normale pour les citoyens. En perte de confiance dans l’avenir, les acteurs économiques ne peuvent investir et créer de la richesse et des emplois. Dans ces conditions, la fuite des capitaux et des cerveaux est inéluctable et aux yeux des populations du sud, la rive nord de la Méditerranée ne peut pas ne pas apparaître comme un Eden à conquérir coûte que coûte.
On l’a constaté ces dernières années, la politique algérienne de discriminations à l´endroit des Amazighs et les persécutions menées contre les citoyens de Kabylie, ont poussé à l’exil en France des dizaines de milliers de personnes de cette région, dont un grand nombre est actuellement en situation de demandeur d’asile.
Il apparaît donc clairement que le respect des principes de bonne gouvernance politique et économique au sein de la future Union de la Méditerranée serait la clé de voûte de toute perspective de paix sociale et de développement. N´est ce pas la politique menée avec succès par l´Union Européenne ? Cela pourrait favoriser non seulement le maintien des populations dans leur pays d´origine, mais aussi et pourquoi pas, l’inversion des flux migratoires. Dans ce sens, la politique de codéveloppement pourrait être un puissant levier en faveur de la création d’activités socioéconomiques mais à condition que les projets associent et impliquent directement les publics concernés des deux côtés de la Méditerranée, y compris les Amazighs.
L´amitié entre la France et l´Algérie que nous appelons de nos vœux, ne saurait se réduire à une relation politique entre deux Etats mais devrait se donner comme ambition un rapprochement entre les peuples, notamment par l’intensification des échanges entre universités, organisations professionnelles, collectivités locales, organisations de la société civile et entreprises.
En tout état de cause, aucune relation durable avec les pays de Tamazgha ne saurait faire l’impasse de la concertation préalable avec, d’une part, la communauté amazighe de France, et d’autre part, les peuples amazighs qui vivent de l’autre côté de la Méditerranée.
Veuillez agréer, monsieur Le Président, l’expression de notre haute considération.
Belkacem Lounes
Président du CMA
Source: Kabyle.com