Larbi Moumouch a eu dernièrement le prix de l’ircam pour la traduction en amazighe après avoir publié trois ouvrages dans ce domaine contribuant ainsi à l’enrichissement de la littérature amazighe. Le lauréat a bien voulu répondre à nos questions et nous accorder cette interview.
Quelle est la valeur ajoutée de la traduction pour l'amazighe?
Initiée depuis quelques décennies, la traduction vers l’amazighe a été nécessitée par l’échange et le contact avec les autres langues et cultures, notamment occidentales. Le désir de transposer en amazighe les productions littéraires et intellectuelles des écrivains et penseurs étrangers a poussé les écrivains amazighs à traduire ces œuvres et les faire connaitre auprès du public amazighe. Ces traductions ont été et sont encore une exploration des potentialités linguistiques et stylistiques que possède la langue amazighe. Il s’agit en fait d’enrichir cette langue, de vulgariser le lexique, de diffuser les expressions et les tournures stylistiques et surtout d’intellectualiser cette langue qui sort de l’oralité. La traduction en amazighe permet aussi de développer l’éventail de sa poétique en « important » de nouveaux genres littéraires, comme le théâtre, la nouvelle, le roman, les formes poétiques modernes,… La littérature amazighe sera aussi enrichie par des motifs et des images poétiques nouvelles, qui viennent s’ajouter à celles déjà connues et en vigueur dans la tradition poétique et littéraire orale.
En outre, en traduisant une œuvre en amazighe, nous véhiculons les traits culturels et civilisationnels de la langue source.
Sur quels critères choisissez-vous les oeuvres que vous traduisez?
Le choix des œuvres à traduire est un acte subjectif avant tout. Parmi les œuvres qu’on lit, on découvre certaines qui nous tiennent à cœur, dont on tombe amoureux, qu’on apprécie énormément, dont on se dit qu’elles méritent d’être réécrite en amazighe, que le lectorat amazighe doit lire, découvrir, apprécier. C’est un acte altruiste qui consiste à faire partager le plaisir d’un texte, l’intérêt d’une réflexion esthétique, philosophique et le souci d’interrogations existentielles. D’un autre côté, on procède à certaines sélections basées sur des critères particuliers, comme la dimension du livre, le degré de complexité, la valeur littéraire, l’apport de l’œuvre en terme de valeurs véhiculées et des contenus ainsi que la valeur esthétique et littéraire de l’œuvre.
Quels sont les problèmes auxquels vous vous êtes affrontés?
La traduction est un domaine connu par le foisonnement des problèmes que le traducteur rencontre à chaque ligne, à chaque page qu’il essaie de traduire. En ce qui concerne l’amazighe, ce problème se ramène aux composants lexical, syntaxique, stylistique et culturel. Nous manquons de terminologies spécialisées, de glossaires sectoriels, la grande partie du lexique est encore orale et non collectée et diffusée. Nous ne disposons pas encore de vocabulaire ou de dictionnaire de synonymes et d’expressions figées. La différence de structures syntaxiques entre langues source et langues cibles complique le travail du traducteur car il s’agit d’éviter deux écueils majeurs : le calque et la traduction littéral qui créent des monstres syntaxiques et détruisent par là la spécificité structurelle de la langue amazighe. s’ajoute à cela la difficulté de traduire certains aspects culturels qui ne figurent pas dans la culture cible et ne sont pas exprimables dans cette langue.
Votre première traduction est celle du petit prince, sachant qu'il y a deux traductions, celle de Lahbib Fouad, agldun amzzan et celle Habibllah Manssouri en kabyle, agldun amctuh, pourquoi à votre avis cette oeuvre a eu tant d'intérêt pour les traducteurs?
Lors de notre travail sur cette traduction, nous n’avions été au courant que d’une seule traduction, celle faite par un touareg et qui était publiée en tifinagh touarègue dans la revue Tifinagh. Et c’est lorsque nous cherchons un éditeur ou un imprimeur que nous avons appris la publication de l’Ircam. En tout cas, toutes ces traductions sont intéressantes et montrent l’intérêt que les amazighes portent à cette œuvre universelle. Il y a certainement un secret derrière cet engouement. N’oublions pas que l’histoire du Petit Prince aurait été inspirée ou racontée à l’auteur par un touareg qu’il aurait rencontré lors de ses voyages et de ses escales dans le désert. L’histoire contient beaucoup de similitudes avec notre littérature orale, notamment les contes amazighes ; de plus, c’est une œuvre qui a été traduite dans des centaines de langues dans le monde. C’est une histoire simple mais qui a des significations profondes. Elle véhicule des valeurs universelles et humaines aujourd’hui menacées.
Après Tigudiwin n bariz, traduction de spleen de paris de Baudelaire, votre dernière traduction est le verdict de Franz Kafka, pourquoi justement cette oeuvre?
La plupart de mes traductions naissent d’un amour et d’une passion pour une œuvre quelconque. La fascination que j’éprouve lors et à la suite d’une lecture me poussent souvent à la réécrire en amazighe. le Spleen de Paris est un genre littéraire rare, exigeant, fascinant, riche et promet des investissements intellectuels et imaginatifs importants. C’est une esthétique nouvelle qui implique un travail minutieux. Baudelaire partait de l’idée de faire de la boue quelque chose de beau. Il partait du prosaïque pour aboutir au sublime. Nous avons essayé de faire passer ce genre littéraire dans la littérature amazighe, d’explorer au maximum les potentialités stylistiques et linguistiques de la langue amazighe.
Pour la traduction de Franz Kafka, il s’agit plutôt de l’intérêt et de l’importance de sa thématique. Dans le verdict, Kafka voulait mettre à nu le corps effrayant du pouvoir paternel qui gâche et détruit la vie de sa progéniture. Ce pouvoir n’est qu’une image en miniature d’un pouvoir tentaculaire qui se profile, domine et suce le corps social. Ce thème a donc une valeur universelle puisqu’il caractérise presque toutes les sociétés et les institutions (familiale, administrative, politique, religieuse, …).
N’avez-vous pas pensé à traduire des oeuvres d'auteur amazighes comme mammeri, khair-eddine, Mohamed Choukri...?
Ce projet, nous y avons déjà pensé à maintes reprises. Certains de ces auteurs ont déjà été traduits, c’est le cas de Mouloud Feraoun, Mammeri, Mohamed Dib en Algérie. Nous avons déjà travaillé sur les œuvres de Khair-Eddine et je dispose d’une traduction de son roman Agadir. Il reste bien sûr à voir les démarches suivantes nécessaires pour sa publication. Il est vrai que ces auteurs, notamment ceux qui sont d’origine amazighe, ont écrits des œuvres qui baignent et s’inspirent de la culture amazighe. il s’agit aujourd’hui d’opérer une réappropriation de ces œuvres en les publiant en langue amazighe.
Est-ce que votre travail concerne uniquement la traduction ou bien vous avez aussi vos propres créations littéraires?
Mon activité littéraire ne se limite pas seulement à la traduction. J’écris aussi des poèmes, dans différentes formes. J’ai trois recueils poétiques, l’un est publié par l’Ircam. Les deux autres sont en chantier. J’ai aussi des projets dans le domaine de la prose, notamment la nouvelle et le roman.
Que pensez-vous du paysage littéraire amazighe actuel?
Le paysage littéraire amazighe connait une grande renaissance. Si l’on en juge par la quantité et la diversité de la production littéraire. C’est un domaine qui est prometteur. Nous avons besoin de ces publications pour réaliser le projet d’accumulation dont parlait feu Ali Sidqi Azayku. Cependant, la critique et les études doivent se pencher sur ces œuvres. Enfin, les écrivains ont besoin d’aides, de subventions et d’encouragements. Des ateliers d’écritures doivent être organisés partout pour encourager les jeunes à lire et à écrire
Interview réalisée par Mohamed Oussous