Dans l’une des dernières nouvelles publiée dans le revue Esprit intitulée le Testament du moribond, Mohammed Khaïr-Eddine accompagnait son texte d’une lettre au directeur où il fait part de son état de santé : « Je ne m’étendrai pas sur mon état physique […] Disons simplement qu’après l’extraction de trois dents brûlées par les rayons gamma, j’ai souffert le martyre. Mais ça va mieux à présent. Seulement, je ne peux manger ce que je veux. Faut patienter encore. Je ne m’inquiète pas, j’ai la peau dure.» L’agonie et la résistance du poète s’incarnent dans ce bout de lettre arrachée à ce mal qui le guerroyait depuis quelque temps déjà. On ne met pas en cage un oiseau pareil vient encore dire cet ultime combat du poète contre la maladie et voler des souvenirs d’une vie au temps pour les livrer en vrac. Alors qu’il était hospitalisé, dans sa solitude blanche, Mohammed Khaïr-Eddine revient sur sa vie en remontant vers ce qui l’enracine, racontant son parcours d’écrivain et de baroudeur pour se parcourir, exhumer des choses jusque-là non dites, faire pousser des fleurs sur cette âme en mal d’air comme bâtir sur le vide, tel qu’il l’écrivait dans un de ses plus beaux romans. Écrit dans une langue fluide, limpide et quelquefois corrosive comme pour ne pas renoncer à ce magma qu’il portait, ce journal posthume donne à lire l’état d’esprit du souffrant qui, malgré douleur et tiraillement, extrait de sa chair des mots qui disent tout ce dont il rêve, tout le profond sens qu’il donne à l’amitié, au sens de son métier, ses errances, son enfance, sa douleur, son exil et sa déglingue, bref, tout ce qu’il a porté et (le) porte encore comme gage au futur. Dès l’entame, il précise qu’il n’y a pas de chronologie.
Le désordre est là, éternelle ébullition ; dans les va-et-vient de la mémoire, des lectures, des rencontres, des personnages, des noms rejaillissent sur l’étendue blanche de ce cahier d’écolier ; un labyrinthe se forme et le poète le parcourt avec force et précision ; il fouille dans les plis de sa mémoire le moindre murmure, la moindre parole muette. On dirait qu’il arrache les mots de ce corps négatif, -ce corps où le cancer avait élu domicile- contre la mort. Un souvenir retranscrit est un pas gagné sur ce tortueux chemin de la souvenance. Au-delà des exils, des souffrances, ce journal est aussi un hommage à tous ceux qui ont accompagné le poète dans sa quête de sources, dans ses déterrements et son refus à tous les morts. A commencer par celui de l’ingratitude. Oui, le poète reconnaît toute l’humanité même s’il critique ses travers ; il est là à réinventer son sens. Sa légendaire rage reste intacte ainsi que sa magnifique dissidence : «Si tous les malades devaient se venger, il n’y aurait plus de toubibs.» « Prendre un de ces médecins, lui trancher la gorge sans frémir, le tailler en lanières et disperser sa barbaque aux corbeaux ! » Il n’écarte personne, et le voilà de nouveau s’insurgeant contre les profs, ceux qui cuisinent la haine et accaparent des œuvres et des noms non pour les faire connaître, les faire lire, mais bien pour régler des comptes sordides ; présent quand tu nous tiens !!! Kateb est une marque de fabrique de certains charlatans algériens, écoutons le poète : «Les profs d’université vous font manger du sable à la place du couscous.» Dans ce désordre sismique, il rappelle aussi sa passion des oiseaux, ce loriot dont il a loué le talent dans un poète perdu à Clichy.