Natif de Tarrast à Agadir dans le sud du Maroc Lahoucine Bouyaakoubi est doctorant à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), à Paris. Il y réalise une thèse de doctorat sur « Les représentations des Berbères du Maroc dans les sources coloniales françaises (1912-1956) ». Précédemment Bouyaakoubi avait réalisé d'autres travaux de recherche dont une étude sur « Le parcours de Mohamed Chafik », sous la direction de Benjamin Stora, publiée en 2009 sous la forme d’une biographie - la première du genre - et un mémoire de Licence à l'université Ibn Zohr-Agadir sur « Le mouvement national et la question berbère au Maroc ».
Tout en poursuivant sa thèse à l’EHESS, Bouyaakoubi est chargé d’enseigner Tachelhit, la variante amazighe du Sud du Maroc, au sein de l’INALCO, à Paris. Dans l’entretien qui suit je l'interroge sur la question amazighe au Maroc dans le cadre des réformes constitutionnelles annoncées par le roi et dont l'élément déclencheur -au Maroc- est le mouvement de protestation du 20 février 2011 ainsi que -dans le monde- les soulèvements populaires qui secouent tous les pays d'Afrique du Nord et quelques pays du Moyen-Orient.
M. Bouyaakoubi, vous aviez réalisé un mémoire de DEA sur Mohamed Chafik, travail sorti en 2009 sous la forme d’une première biographie sur ce grand académicien et chercheur dans le domaine amazigh. Que représente Chafik pour la question amazighe au Maroc ?
Mohamed Chafik est un élément central dans la question amazighe au Maroc. Sa personne est capitale sur trois plans : historique, académique et politique. Sur le plan historique, Chafik est en quelque sorte le lien entre le passé et le présent en ce qui concerne l’évolution de la question amazighe dans l’histoire contemporaine du Maroc. Le fait qu’il soit né en 1927, en plein période du protectorat (1912-1956), trois ans avant la promulgation du Dahir du 16 mai 1930 appelé « Dahir berbère », et le fait aussi qu’il ait été un ancien élève du collège franco-berbère d’Azrou crée en 1927, tout cela fait de lui un témoin précieux d’une période qui pèse lourdement sur la revendication amazighe aujourd’hui, à savoir la période coloniale. De ce point de vue, Chafik est en quelque sorte le prolongement historique du mouvement amazigh.
Au niveau académique, ensuite, sa grande production sur la langue, la culture et l’histoire amazighes dont on compte : Le dictionnaire arabo-amazigh (3 tomes successivement 1993,1996, 2000), 44 leçons pour apprendre tamazight (1991), 33 siècles de l’histoire des Amazighs (1989), l’arabe marocain : espace d’échange entre l’Amazigh et l’Arabe*, Pour un Maghreb d’abord maghrébin (2000)… sans oublier une série d’articles sur le même sujet depuis 1965 font de lui -Mohamed Chafik- l’un des fondateurs [peut être Le fondateur] d’un discours identitaire et revendicatif amazigh au Maroc. Ainsi, Chafik est une référence inévitable pour toute étude sur la genèse de la revendication amazighe.
Au niveau politique, enfin, Mohamed Chafik est un homme d’Etat, c’est-à-dire qu’il est très proche des cercles du pouvoir. Rappelons qu’il était directeur du collège royal (1976-1980), membre de l’Académie du Royaume (depuis 1980), Secrétaire d’Etat à l’Enseignement technique, supérieur, et à la formation des cadres (1970). Toutes ces fonctions lui ont permis d’être ainsi un médiateur précieux entre le mouvement revendicatif amazigh et les centres de décision au sein de l’Etat marocain et vice-versa. La personnalité de M. Chafik comme leader s’est affirmée, d’une façon très claire, après la mort du roi Hassan II et tout particulièrement après sa rédaction du Manifeste pour l’amazighité du Maroc, adressé au nouveau roi Mohamed VI, en mars 2000. La dynamique et la polémique provoquées par ce document, élaboré dans un contexte historique bien précis, débouchèrent sur la création de l’Institut Royal de la Culture Amazighe (IRCAM) en 2001 et Chafik fut désigné par le roi comme son premier recteur.
La biographie que vous avez consacrée à ce grand homme porte le titre : « Mohamed Chafik, l’homme de l’unanimité ». Si je comprends bien Chafik portait non seulement les revendications du mouvement amazigh au Maroc mais il était aussi parfaitement reçu et entendu par le roi et le Makhzen, est-ce bien cela ?
Exactement. Les responsabilités officielles dont je viens de parler prouvent que Chafik est un homme de confiance pour les hauts responsables de l’Etat marocain. Le roi Hassan II, par exemple, n’hésitait guère à demander son avis pour tout ce qui concerne la question amazighe. C’était le cas, en 1979, quand une discussion houleuse s’était déclenchée au sein d’un Conseil du gouvernement entre Mahjoubi Aherdan (connu pour son amazighité) et un ministre du Parti Istiqlal (arabo-islamiste) autour de l’amazighité. Informé de cet incident, le roi Hassan II demanda aussitôt à Mohamed Chafik de rédiger un rapport sur la question amazighe au Maroc. Parmi les revendications qui figurent dans ce rapport, la création d’un Institut chargé des études amazighes, Institut qui n’a jamais vu le jour tout au long de la période de Hassan II... L’estime que Chafik avait au sein des cercles du pouvoir Marocain et sa place importante au sein de la mouvance amazighe faisait de lui, de fait, le meilleur intermédiaire.
Chafik avait initié le Manifeste pour l’amazighité du Maroc en 2000. A peine une année après – le 17 octobre 2001- le roi Mohamed VI s’est rendu à Ajdir, dans le Moyen Atlas, pour annoncer la création de ce qui allait devenir l’IRCAM, institution-conseil en matière de culture amazighe. La démarche du roi découle-t-elle d’une réception parfaite du Manifeste ou… de la crainte de la contagion des évènements de Kabylie -en Algérie- qui se déroulaient au même moment ?
On ne peut pas dire que la création de l’IRCAM est uniquement le fruit du Manifeste. Ce dernier a, certes, redynamisé le mouvement amazigh et provoqué un grand débat autour de la question amazighe, en particulier sur la nécessité de passer du combat culturaliste pur au combat politique pour défendre les droits d'Imazighen. Mais le contexte historique du début des années 2000 avait aussi son influence. La mort de Hassan II, en 1999, et l’arrivée de Mohamed VI avaient suscité des espoirs pour tous les mouvements réprimés pendant la période antérieure. Pour ces mouvements, c’était en quelque sorte l’occasion pour se repositionner dans le champ politique du Maroc et réaliser quelques objectifs. Le mouvement amazigh ne faisait pas exception.
Le manifeste nous rappelle aussi un document envoyé au nouveau roi par Abdessalam Yassine, le chef de la grande Jamaεa islamiyya « al εadl wa al ihsan ». Rappelons aussi que le mouvement amazigh a acquis une grande expérience pendant la période du règne de Hassan II mais aussi subi beaucoup de répression. La revendication amazighe a eue aussi une grande visibilité au niveau international, notamment au sein des instances des Nations Unies. Sans oublier, bien évidemment, le Printemps noir, qui a eu lieu en même temps en Kabylie (Algérie), où la revendication amazighe est suivie attentivement par les autorités marocaines, vu les influences qu’elle peut avoir sur la même revendication au Maroc. Tous ces éléments ont favorisé la prise d’une décision officielle en faveur de l’amazighité : la création de l’IRCAM.
L’IRCAM travaille depuis sa création sur la standardisation de langue Amazighe au Maroc, c’est-à-dire qu’il travaille sur la création d’une langue Amazighe unifiée à partir des trois variantes existantes aux Maroc : Tachelhit, Tamazight dans l'Atlas et Tarifit. L’IRCAM a aussi retenu le Tifinnagh –l’alphabet originel- comme mode graphique pour l’Amazigh. Mais loin de l’IRCAM l’essentiel de la production écrite –romans, recueils de poésie…etc- se fait actuellement avec des caractères latins…Pouvez-vous m’expliquer si tout cela a un sens ?
Au Maroc et en particulier dans le Sud (l’aire de tachelhit) écrire en Amazigh est une tradition très ancienne. Elle remonte au Moyen âge. On possède, à ce jour, des centaines de manuscrits écrits avec des caractères arabes et ils traitent de divers domaines, surtout le religieux. C’est ce qui explique qu’à côté de leur formation arabisante les premiers acteurs du mouvement amazigh (de la fin des années 1960 jusqu’au milieu des années 1990), majoritairement originaires du Sud du Maroc, écrivaient leurs textes amazighs avec l’alphabet arabe. L’alphabet latin signe son entrée à partir de la période coloniale avec le grand travail de transcription des textes oraux, mené par les chercheurs français. L’alphabet Tifinnagh, soutenu essentiellement par une charge identitaire, s’impose, petit à petit, depuis l’émergence du mouvement identitaire amazigh. Aujourd’hui, les trois alphabets cohabitent [avec une certaine concurrence] pour écrire l’Amazigh. Après la création de l’IRCAM et la possibilité d’enseigner l’Amazigh dans les écoles publiques, le choix d’un alphabet fixe devient nécessaire. Pendant un moment, on parlait même d’une guerre de l’alphabet, entre les défenseurs de l’alphabet arabe [les islamistes] et les défenseurs de l’alphabet latin [mouvement amazigh] avec une sorte de silence sur l’alphabet Tifinnagh. Ce dernier fut choisi par le Conseil d’Administration de l’IRCAM et approuvé par le roi. Il règle ainsi un problème pédagogique à dimension politique très lourde.
Aujourd’hui, devant le recul de l’utilisation de l’alphabet arabe, la concurrence est acharnée entre l’alphabet Tifinnagh, adopté officiellement, et l’alphabet latin, préféré par les auteurs. Dans l’espoir de gagner le prix de l’IRCAM, qui exige que le texte soit écrit en Tifinnagh, on trouve de plus en plus d’ouvrages écrits avec les deux alphabets en même temps. L’essentiel est que la production écrite en amazigh, quelques soit l’alphabet, commence à avoir sa place dans le marché des biens symboliques au Maroc.
Le Manifeste pour l’amazighité du Maroc est tranchant dans sa deuxième revendication : « Le temps est venu pour que notre langue nationale originelle, le berbère, soit reconnue langue officielle de par la loi suprême du pays. Singulière situation que celle de la Tamazight : en son berceau même elle n'a pas statut de langage ! » A bien regarder de près l’IRCAM, l’institution crée par le Dahir d’octobre 2001, parle de culture et non de langue Amazighe...N'y a-t-il pas contournement de la revendication ?
Certainement. On peut constater que quelques responsables évitent de prononcer le mot langue en parlant de l’Amazigh. Mais il ne faut pas oublier que la langue est aussi un produit culturel. Pour l’IRCAM, même si le mot langue n’apparaît pas dans son appellation même, les manuels scolaires qu’il élabore s’intitulent « Manuels de langue Amazighe ». De même pour tous les ouvrages et textes émanant dudit Institut.
Depuis le discours d’Ajdir bientôt 10 ans se sont écoulées. Mais voilà que les mouvements de contestation qui ont touché la Tunisie, l'Égypte, la Libye et certains pays d’Arabie sonnent aux portes de l’Algérie et du Maroc. Dans ce pays, à la suite de la manifestation populaire du 20 février 2011 appelant ouvertement à une monarchie parlementaire à l’anglaise le roi a promis -dans son discours du 9 Mars dernier- « une réforme constitutionnelle globale ». Étant globale, pensez-vous que cette réforme fournira une réponse valable et définitive à la question de l’officialisation de l’Amazigh ou s’achemine-t-on -au Maroc aussi- vers une réponse à l’Algérienne avec l'ajout d'un article bis dans la Constitution -à l'ombre de l'Arabe- stipulant que l’Amazigh « est aussi une langue nationale », c’est-à-dire reconnaitre l’éléphant dans le couloir sans le sortir de là…?