A l’occasion du 11ème anniversaire du discours royal d'Ajdir (Khénifra ) prononcé par SM le Roi Mohammed VI le 17 octobre 2001, Meryam Demnati, fervente militante de la cause amazighe, chercheuse à l'Institut Royal de la Culture Amazighe (IRCAM) et membre de l’Observatoire Amazigh des Droits et Libertés (OADL) dresse un bilan sur la situation de la culture et langue amazighes au Maroc.
A peine deux années après son intronisation, le Roi Mohamed VI prononce son discours désormais historique d’Ajdir le 17 Octobre 2001, premier intérêt sérieux pour nos revendications légitimes depuis l’indépendance, avec une relative reconnaissance de l’Amazighité du Maroc, Mais durant dix ans, cet intérêt s’est heurté à la persistance des mentalités ségrégationnistes véhiculées par des sensibilités politiques foncièrement hostiles à l’Amazighité. Entraves et peaux de banane ont abouti à faire échouer le projet de la promotion de l’Amazighe dans de nombreux domaines notamment dans l’enseignement et les médias avec, en 2007, l’apparition de prémisses dangereuses de régression. Aussi, n’est-il pas surprenant qu’en 2011 les tenants de Amazighité prennent, sans hésitation, l’initiative pour appuyer ce courant de révolte revendiquant le changement, conscients qu’ils vivaient un tournant important de leur histoire. A l’avant-garde avec les forces progressistes appelant à l’édification des fondements d’une transition vers la Démocratie, et considérant leur cause amazighe comme partie intégrante du projet démocratique ils considèrent que la reconnaissance officielle de l’Amazighité du Maroc doit ainsi mettre fin à la perception unilatérale de l’exclusion qui réduisait l’identité du Maroc à l’arabité et à l’Islam. Assurément, l’officialisation de la langue amazighe aujourd’hui, est un acquis très important, résultat de 50 ans de lutte sans relâche du mouvement amazigh et ses alliés politiques. Mais un an après, quelle évaluation peut-on faire ?
• L’intégration de la langue Amazighe dans l’enseignement après dix ans de bricolage, est toujours en situation de blocage et nos inquiétudes se portent aujourd’hui sur l’élaboration de cette fameuse loi organique stipulée dans l’article 5 de la nouvelle constitution qui définira les étapes et les modalités de cette intégration.
• Les médias publics ne joue aucunement le rôle de promoteur de la diversité culturelle et linguistique stipulée dans la nouvelle constitution. Les chaînes marocaines de télévision proposent que de rares émissions amazighes, soit autour de 1,8% en Amazighe à des heures impossibles, préférant diffuser des films indiens, moyen orientaux ou occidentaux. Et ces médias qui ne reflètent pas la réalité de la société marocaine dans toute sa diversité, notamment la culture amazighe dans toutes ses expressions. restent aussi très dominés par la seule composante arabo-islamique. D’un autre côté, la TV 8 Tamazight dépourvue de crédits financiers suffisants et de transmission terrestre pouvant permettre au simple citoyen marocain de la capter, ressemble étrangement à un ghetto. Elle est quant à elle, dans l’obligation de consacrer 30 % de son programme en arabe.
• Vu que l’intégration de la langue Amazighe dans les espaces et les institutions publiques est aussi liée à la loi organique stipulée dans l’article 5 de la nouvelle constitution , les choses traînent encore et nos craintes se portent également sur les modalités de cette intégration.
• Divers domaines matériels et immatériels amazighes sont loin d’être respectés et sont souvent méprisés et en danger, tels que les sites archéologiques, les noms des villes et des lieux géographiques, les arts, et rien n’a changé depuis.
• Malgré la circulaire du Ministre de l’intérieur, en date du 29 Avril 2010, qui stipule qu’aucune interdiction ne doit frapper les prénoms amazighs, quelques bureaux d’enregistrement nationaux ou dans les ambassades du Maroc à l’étranger, continuent de refuser des prénoms amazighs sous prétexte qu’ils n’en connaissent pas le sens ; Certains brandissent encore ces fameuses listes discriminatoires supprimées depuis 2003.
Même si la langue amazighe demeure encore la langue d’une grande partie des marocains, même si elle sert de support à une culture, la maintenir dans cet état de marginalisation et d’infériorité, c’est la placer fatalement dans une position de survie. Elle est ce qu’il y a de plus perceptible mais surtout ce qu’il y a de plus vulnérable dans notre identité sans doute davantage aujourd’hui à cause de l'accélération due aux prodigieux moyens de communication. Parmi les critères de vitalité d’une langue, avancés par les experts de l’Unesco, l’attitudes et politiques linguistiques au niveau du gouvernement et des institutions (usage et statut officiels) et l’utilisation de la langue dans les différents domaines publics st privés sont déterminants pour la vie ou la mort d’une langue.
Le statut de langue officielle dans la constitution, est censé protéger la langue amazighe contre toute tentative de minoration politique, juridique et sociale.La reconnaissance de deux langues officielles au Maroc, ne signifie pas une confrontation entre elles ou la division du pays en deux nations comme prétendu par certains adeptes de l’idéologie de l’exclusion, élevés dans le jacobinisme. Elle signifie au contraire la concrétisation de l’égalité entre les composantes du patrimoine marocain en émulation avec les pays démocratiques disposant de plus d’une langue officielle dans leurs constitutions et ayant continué à préserver leur stabilité et leur unité.
Les politiques d'éducation des gouvernements marocains qui se sont succédés, depuis l’indépendance, n'ont été que plus catastrophiques les unes après les autres. Elles sont à l'origine de l'échec des cinq décennies du système éducatif marocain. L'ignorance, dans les deux sens du terme, de l'environnement socioculturel et linguistique de l’élève est une des principales causes de son dysfonctionnement.
En 2003, le ministère de l’éducation nationale qui est responsable de l’enseignement de la langue amazighe, a adopté une formule dès le départ, celle d’une formation « initiale intensive de 15 jours» en langue amazighe, stipulée dans les circulaires au profit des acteurs pédagogiques en exercice pour une éventuelle généralisation de la langue amazighe à tous les niveaux et sur tout le territoire national. Il s’agit ici d’enseignants et d’inspecteurs déjà en fonction. Ces acteurs devront de ce fait maîtriser de manière active ou passive cette langue en quelques jours. Traitement plutôt curieux et ahurissant pour introduire pour la 1ère fois une langue maternelle dans le système éducatif, qu’on on sait que les autres langues en présence ont un régime totalement différent. Il s'agit, nous dit-on alors d'une mesure transitoire destinée à doter le SEF de ressources humaines opérationnelles dans les plus brefs délais.
En réalité, les scénarios courants depuis 2003 furent les suivants
Plusieurs directeurs d’académie ou délégués réticents, et ayant leur propre position vis à vis de la langue amazighe, décident de boycotter ce processus et ne tiennent aucunement compte de ces notes ministérielles et de n’en faire qu’à leur tête. Dans les rares Académies où des formations ont été organisées tant bien que mal, les enseignants peinent malgré tout dans leur tâche et le bénévolat des enseignants en exercice est chose courante. Un enseignant formé dans ce sens, ayant décidé de se débarrasser de ces cours d’Amazighe, peut le faire sans être nullement inquiéter. Aucun texte ne l’y contraint, qu’il soit enseignant du primaire ou formateur dans un CFI. Les enseignants de l’amazighe, encore en fonction ici et là, dont la volonté constitue l’unique capital, continuent d’exercer dans des conditions très fragilisées avec des moyens dérisoires. Autre scénarios propres à l'enseignement de l'amazighe, la discontinuité. En effet, les enfants qui ont bénéficié d'un enseignement de l’amazighe en première année, s'étonnent que l'année suivante il n'y ait rien. Ils «sont passés» en deuxième, ensuite en troisième, mais leur langue maternelle peine à faire de même et l’horaire alloué à l’amazighe variera d’une heure à trois heures par semaine selon les humeurs.
Comme pour les formations continues, la formation initiale est claudicante et à part quelques formateurs des Centres de Formation des instituteurs (CFI) qui ont prit en charge l’enseignement des modules, aucune gestion sérieuse n’a été faite dans ce domaine.
Bien que le Ministère affirmait avoir établi un plan prévisionnel et une carte scolaire pour accompagner la généralisation de la langue amazighe dans toutes les écoles et les centres, il s’avère en fin de compte que rien de cela n’a été fait. Le dossier fut traité peu sérieusement. Il y a toujours eu un manque total de données statistiques fiables permettant de suivre l'évolution de l'intégration de l'enseignement/apprentissage de l'amazighe dans le SEF.
Quant à l’université, aucun département de la langue et culture amazighes n’y a vu le jour jusqu’à présent comme il en existe pour les autres langues, mais ce sont quelques enseignants chercheurs des départements de français ou d’arabe, qui assureront des modules depuis 2006 dans des filières ou master amazighes ( Agadir, Oujda, Fès et Rabat) en plus des cours qu'ils assurent dans leur département d'attache ; beaucoup d’entre eux, surchargés, abandonneront en cours de route.
Au retard anormal confirmé par tous, les arguments qui ont été habituellement avancés par les responsables depuis quelques années, sont : le manque de ressources humaines. Les principaux handicaps sont en fait l’absence de planification stratégique, de suivi, de budgets alloués à cet effet et de volonté politique.
La formule la plus adéquate pour une généralisation assurée dans les écoles primaires, collèges et lycées ainsi que dans les CRMEF, serait de recruter officiellement des enseignants spécialisés de la langue amazighe parmi les licenciés et masters des filières des études amazighes. Un budget devra nécessairement être débloqué à cet effet ne serait-ce que pour rendre à la langue amazighe marginalisée depuis plus de 50 ans, la place qui lui revient de droit.
Les langues n'ont jamais été autre chose que des institutions sociales créées par l'ensemble de leurs locuteurs. En tant que telles, elles se maintiennent, se développent, ou dépérissent, selon qu'elles font l'objet de soins ou restent à l'abandon, au gré des circonstances politiques ou idéologiques. Il serait faux d’attribuer le recul d’une langue à un simple manque de dynamisme. D’aucuns prétendent que c’est la conséquence de son incapacité à s’adapter au monde moderne et non pas d’une volonté politique du pouvoir central. On entend ainsi affirmer que les langues comme l’amazighe sont condamnées à disparaître du fait qu’elles ne répondent plus aux exigences de la société contemporaine. Une telle affirmation résiste mal à l’examen. Il faut bien constater que le recul d’une langue a des raisons essentiellement politiques parce que les femmes et les hommes qui les parlent n’ont pas la maîtrise de leur destin.
D’autre part, les universitaires puis les chercheurs de l’Institut Royal de la Culture Amazighe (IRCAM), ont fourni durant ces dernières décennies, un travail académique considérable tant dans l’aménagement linguistique que dans les autres domaines des sciences sociales, tout en permettant aux chercheurs de toutes les régions et de toutes les branches d’unir leurs efforts et leurs compétences. La langue amazighe est pleine de ressources à plus d'un titre, et à même de s'élever rapidement au rang des langues les plus aptes à véhiculer le savoir scientifique moderne. Réellement vivante - et toujours vivace en dépit des vicissitudes de l'histoire - elle est d'une grande malléabilité morphologique, grâce principalement à son système de composition lexicale. La langue amazighe a des potentialités lexicographiques sans limite, puisqu'elle crée des mots par composition. Elle ne demande qu'à faire ses preuves. Des moyens modernes de la linguistique et de la pédagogie ont été mobilisés pour que la langue amazighe soit standardisée et enrichie. Elle dispose de glossaires, de lexiques de base ou spécialisés qui permettent de confectionner la terminologie d’une activité, d’un corps professionnel, etc. L’introduction de l’amazighe dans certains domaines officiels est possible dès demain. Quant à la graphie amazighe, le tifinagh, préconisée par l’IRCAM, elle a été approuvée officiellement par la majorité écrasante des partis politiques (31 sur 33) réunis par le Roi Mohamed VI à cet effet en 2003 puis reconnue au niveau international par l’ISO-UNICODE. La décision d'officialiser une graphie unique pour écrire l'amazighe, est sans doute l'une des étapes les plus importantes dans la reconstruction de notre identité. Il y a deux ans, une évaluation faite par le Ministère de l’éducation nationale et l’IRCAM sur l’utilisation de la graphie tifinagh dans plusieurs écoles primaires a aussi donné des résultats très satisfaisants. En Octobre 2012, Microsoft introduit cette graphie millénaire dans Windows 8 , réaffirmant ainsi sa reconnaissance internationale.