Issu de la génération postindépendance, Smaïl Yefsah, né le 29 octobre 1962 à Tala Amara, dans le département de Tizi-Ouzou, était l'un de ses beaux et intelligents fleurons en lesquels l'Algérie libre comptait énormément.
Licencié en sciences politiques «option relations internationales », Smaïl Yefsah occupa plusieurs postes de responsabilité au sein de l'une des institutions les plus fermées : la télévision algérienne.
Pour le gentil, beau, souriant et chaleureux enfant de Tala-Amara cela relève, à la fois, d'un prodige et d'un grand défi que d'être à l'intérieur de cette unique chaîne de télévision, chasse fortement gardée du pouvoir, où le journaliste a peu sinon aucune chance de s'exprimer librement surtout lorsqu'il s'agit de langue et culture amazighes.
Smaïl Yefsah osera défier cette omnipotente institution, en produisant et en diffusant un reportage en langue amazighe, en novembre 1988, c'est-à-dire juste après les sanglants événements d'octobre 1988 d'Alger.
-Dans mon reportage, me confiera-t-il, à Béjaïa, à l'occasion des Poèsiades (Festival de poésies), j'ai fait parler les témoins de la guerre, les anciens moudjahidine, les vieux et les vieilles de nos montagnes, en amazigh. Quelquefois, je traduisais en arabe, d'autres fois, non, j'enregistrais dans la langue de mes interlocuteurs.
Une fois mon reportage fini, ma bande remise à la rédaction, je ne tardais pas à être convoqué par le Directeur... – un amazigh de service bien sûr -... Il n'osa pas me dire explicitement de supprimer la partie amazighe de mon reportage, mais supposa que je comprendrais et que je m'autocensurerais par moi-même en me limitant uniquement mon temps d'antenne. Je compris certes le sous-entendu, mais je fis exactement le contraire, c'est-à-dire j'ai respecté le temps de diffusion qui m'est imparti... en rognant sur l'enregistrement fait en langue arabe. Ainsi, et pour la première fois, un reportage journalistique est effectué et diffusé presque intégralement en langue amazighe. »
Malheureusement, Smaïl Yefsah ne connaîtra ni une longue carrière - grandement méritée - ni le bonheur conjugal qui s'éteindra avec son sublime sourire, trente-neuf jours après son mariage, assassiné par des voyous formés voire envoyés par les tenants du Pouvoir illégitime, militariste et terroriste, le triste matin du 18 octobre 1993, près de son domicile (et pas loin de mon bureau), à Bab-Ezzouar.
Cela m'avait beaucoup choqué. Et j'en suis toujours attristé. Tristesse que je partage, cœur, corps et âme avec sa veuve et toute sa famille.Il avait eu le courage de diffuser, et pour la première fois dans cette chaine de télévision unique du pouvoir unique et dictatorial, son reportage presque intégralement en langue amazighe. C'était extraordinaire, bien plus : un acte courageux, militant et révolutionnaire au service de la cause amazighe.
Je me rappelle un fait que j'avais vécu à la radio nationale chaine 2, autre chasse gardée de ce même Pouvoir dictatorial, invité par une excellente animatrice, Khedidja.
Avant de passer à l'antenne, en direct, elle fut convoquée par son supérieur - un autre amazigh de service -, qui lui ordonna de me limiter le temps de parole et, surtout, de faire attention sur les sujets à aborder. « Pas de politique ! » Insistât-t-il. Khedidja, m'en informa et me dit :
« Monsieur Medjeber, dites tout ce que vous voulez, prenez tout le temps que vous voulez. S'il veut me virer après, qu'il me vire ! »
Voilà donc l'une des images de ce pouvoir dictatorial qui sévit encore en Algérie : le bâillonnement du peuple et l'assassinat des nobles citoyens-militants pour la liberté d'expression et la démocratie – à l'instar du Grand Homme, le défunt Smaïl Yefsah qui nous a quitté il y a vingt ans maintenant.
-Repose en paix cher frère, Smaïl Yefsah, le digne fils de ce beau village de Tala Amara. Un village qui porte précisément le nom de Source et c'en est une. La preuve : toi ! Nous ne t'oublierons jamais. Tu es et tu le resteras, pour l'éternité, immortel et un exemple à donner aux générations actuelles et futures. Merci encore à toi de t'être confié à moi. Je m'en rappellerais toujours. Dont acte. »
Smaïl Medjeber
(Extrait de la revue Abc Amazigh, n°27, et Abc Amazigh : une expérience éditoriale en Algérie, volume 2)