« Pour liquider un peuple, dit Milan Kunderra dans « Le livre du rire et de l'oubli » (1979), on commence par effacer sa mémoire. On détruit ses livres, son histoire, sa culture. Et quelqu'un d'autre lui écrit d'autres livres, une autre histoire, une autre culture...Lentement, le peuple oublie ce qu'il était, ce qu'il est...Le monde autour de lui l'oublie encore plus vite... »
Il y a un siècle, le 13 Novembre 1914, eut lieu la bataille d'Elhri, une localité distante d'une dizaine de kilomètres au sud de Khénifra. Les tribus amazighe, izayane et les tribus avoisinantes, conduites par Moha Ouhammou azayi, infligèrent aux armées françaises, de l'aveu même des français, « la plus grande défaite de toute leur campagne militaire en Afrique du Nord : 1060 soldats et 6O officiers tués-dont le colonel Laverdure, le commandant en chef de la région-, sans compter les armes et les munitions récupérées sur l'ennemi. Evidemment, imazighen eurent aussi des centaines de tués et de blessés dont des enfants, des femmes dont deux épouses de Mouha Ouhammou.
Cette victoire de simples citoyens armés de vieux fusils, de poignards et de tire boulets sur l'une des armées les plus puissantes de l'époque a eu de grandes conséquences sur la suite des événements au Maroc. En effet, cette victoire a redonné espoir et courage aux tribus qui commençaient à cumuler défaite sur défaite. Elle a mis en échec la stratégie des français qui savaient que sans la soumission des atlassiens leur entreprise coloniale ne pouvait pas aboutir à une main mise complète sur le Maroc. Or les français qui étaient en difficulté face aux allemands dans la première guerre mondiale, avait prévu la soumission des tribus amazighe le plus rapidement possible afin de concentrer leurs efforts de guerre sur Europe.
Ainsi, la victoire d'Elhri constitue un tournant décisif dans l'histoire de la résistance armée amazighe en particulier, marocaine en général contre l'occupant. Elle a permis la prolongation de la résistance armée jusqu'en 1934, avec les batailles célèbres de Tazizawt, de Bougafer, de Saghro et les accords qui s'en suivirent. Mais cette victoire inspirera aussi Abdelkrim Alkhattabi, et plus tard, l'émergence de l'armée de Libération marocaine, dont le promoteur, Abbas Elmssaâdi, est originaire du Moyen Atlas. A la mort de Moha Ouhammou en 1921, Abbas Elmssaâdi avait juste quatre ans. Abbas Elmassaâdi sera assassiné par les dirigeants de l'Istiqlal.
Paradoxe : ces faits historiques, desquels les marocains et surtout les jeunes générations peuvent tirer une grande réelle fierté nationale, ne figurent nullement dans les manuels scolaires en vigueur depuis l'indépendance. Comme n'y figurent pas d'autres épopées comme celle d'Anoual dans le Rif, celle des Ait Baâmrane et celles des ait et ait...En d'autres termes, l'histoire sélective que nos enfants apprennent dans les manuels scolaires et véhiculée par les médias officiels ne correspond pas à l'histoire objective du peuple. Ce faussé historiographique a des conséquences graves pour l'avenir du pays. Il met en danger la continuité historique du Maroc (dans le temps et l'espace). Cette grave rupture anthropologique a de grave conséquences psychologiques sur la personnalité du marocain d'aujourd'hui, dans la mesure où les fondements culturels de sa personnalité sont bouleversés par une politique éducative et culturelle qui détruit ses repères historiques et affaiblit sa mémoire collectve. Les valeurs véhiculées par la tradition orale, et qui ont été à l'origine de la résistance armée des citoyens marocains contre l'occupant, n'est plus transmises aux générations de l'après indépendance. Le sentiment de frustration d'être amputé de leurs repères identitaires, induit un conflit de génération d'une autre nature : une insécurité identitaire qui ne favorise pas un sentiment patriotique comparable à celui des héros d'Elhri, et une mémoire collective qui n'est pas non plus favorable à la créativité, moteur du développement humain harmonieux et durable.
En excluant l'histoire glorieuse des Atlas et des imazighen de l'histoire officielle, les tenants de la pensée nationaliste idéologique ont cherché à cacher une vérité historique qui remonte à la surface et que l'Etat doit prendre en considération en prenant en charge l'histoire réelle de notre pays dans sa globalité, ce qui suppose une révision courageuse des schémas réducteurs et des erreurs introduits dans la mémoire collectives de générations entières, au point que la localisation cosmogonique de la patrie marocaine se confond pour ces générations avec l'arabisme ou l'islam, deux concepts idéologiquement utilisés à des fins politiciennes qui se sont retournées contre le Maroc aussi bien au Sahara que sur le plan sécuritaire.
Il faut remonter au Protectorat et surtout aux lendemains de l'indépendance pour comprendre comment nous en sommes arrivés là. Après l'écrasement de la résistance armée amazighe par les armées françaises, la destruction de leurs structures politiques, économiques et sociales, L'Etat marocain dominé par le « Mouvement National » avait adopté la conception scripturaliste et surtout idéologique de l'histoire, conception qui traduit le projet de société élaboré par les leaders du parti de 'Istiqlal, tous issus de l'élite citadine et bourgeoise des andalous. Confectionnée sur mesure pour cette caste qui dominait et domine encore la politique et les postes de décisions stratégiques de l'Etat depuis l'indépendance arrangée à Aix-Les-Bains, cette conception idéologique se trouve en porte à faux de la conception anthropologique qui privilégie l'histoire réelle, celle qui émane de la mémoire collective du peuple, avec ses corolaires culturels qui incluent l'oralité et les régions périphériques.
En occultant les faits historiques au profil d'objectifs politiques, l'historiographie marocaine officielle héritée du projet du « Mouvement National » affaiblit en fait le sentiment de fierté et d'appartenance à la terre marocaine et donc affaiblit en conséquence le patriotisme réel au profit d'un nationalisme fictif et préjudiciable à l'unité et à la cohésion sociale.
Il est anormal et injuste, voire dangereux qu'une région aussi patriote que celle du Moyen Atlas et de Khénifra, ne fasse pas l'objet d'une attention particulière, eu égard aux destructions et aux sacrifices consentis pour l'indépendance et la souveraineté du Maroc. C'est tout le contraire qui a été observé jusqu'ici. Khénifra et le Moyen Atlas vivent encore au Moyen âge du point de vue des structures de base A qui la faute ? Qui fait les programmes ? Puisque tout passe aujourd'hui par l'écrit, est-il encore normal que ces exploits soient passés sous silence et-ou- folkloriés et récupérés à des fins politiciennes dans le Maroc de 2014 ?
Le 11 de ce mois de Novembre 2014, la France entière (officielle, Président de la République en tête, et officieuse : associations, historiens, familles et descendants des combattants...) rendait hommage aux « poilus », les héros de la première guerre mondiale !!!
Sur une colline surplombant Elhri et Khénifra, les français ont érigé une stèle commémorative à la mémoire des soldats tués lors de la bataille d'Elhri. Quant aux responsables marocains, ils ont aménagé une plaque en marbre aux pieds de la stèle des français, ce qui signifie symboliquement que nous sommes toujours sous le Protectorat français !
Les rues, les quartiers et les établissements scolaires de Khénifra et du Moyen Atlas portent les noms de personnages ou d'événements historiques étrangers sans rapport aucun avec l'histoire et la mémoire collective de la région, des izayane notamment, alors que nos martyrs sont oubliés. A Khénifra, Tiddar Izayane, une sorte d'Agora où toutes les questions étaient traitées démocratiquement, haut lieu de la mémoire collective des tribus, est devenue diour chioukh puis rasé pour y construire je ne sais quel projet commercial et une mosquée! Aa cela s'ajoute la darijisation planifiées des générations actuelles, un phénomène qui illustre parfaitement la rupture anthropologique déjà citée : dans les villes du Moyen Atlas, à cause de la répression policière s'est abattue sur la région en 1973, répression doublée d'une répression linguistique qui interdisait aux imazighen de parler en tamazight devant tout agent d'autorité ou devant la justice, les enfants parlent à leurs parents en darija, les parents se parlent entre eux en tamazight, on comprend que ce sont imazighen qu'on veut effacer de l'histoire, tout simplement.
Car « pour liquider un peuple, dit Milan Kunderra dans « le livre du rire et de l'oubli » (1979), on commence par effacer sa mémoire. On détruit ses livres, son histoire, sa culture. Et quelqu'un d'autre lui écrit d'autres livres, une autre histoire, une autre culture...Lentement, le peuple oublie ce qu'il était, ce qu'il est...Le monde autour de lui l'oublie encore plus vite... »
Et la langue amazighe qui, enseignée depuis 2003, officielle dans la constitution de 2011, délaissée depuis ?
De toute façon sans l'histoire et la culture comme support de la mémoire collective des imazighen, la langue ne sera qu'une coquille vide, et elle mourra d'une mort naturelle.
Ali Khadaoui, Khénifra le 23-11-2014.