Depuis l'annonce de la révision de la Constitution en 2011, le temps a été suffisamment long pour permettre aux décideurs d'engager un véritable processus démocratique, condition incontournable pour donner légitimité à tout projet de révision de la Loi Fondamentale. En partant du principe que l'association des citoyens, par l'ouverture d'un véritable débat, est un droit fondamental opposable à toute forme de construction d'un droit juridique qui s'imposerait à eux, on ne peut que s'interroger sur les motivations réelles de cette révision.
Les faits sont là : presque une mandature a été focalisée sur le seul objectif de maintenir l'autoritarisme et organiser les meilleures conditions d'une succession clanique, en tournant le dos aux demandes pressantes d'un changement profond tant sur le plan institutionnel que sur le plan de la gouvernance des affaires publiques.
Le système politique algérien hégémonique, exclusiviste et répressif installé depuis l'indépendance est à l'origine des graves conflits et révoltes qui ont jalonné l'histoire de ces 60 dernières années. De la Kabylie en conflit récurent avec le Pouvoir Central jusqu'à plus récemment la vallée du M'Zab, des régions entières de l'Algérie sont niées dans leur identité propre et soumises à d'intolérables stigmatisations pour avoir résisté à la politique d'assimilation et de déculturation. Les tragédies et traumatismes durables que vivent ces régions rappellent sans cesse que la question nationale reste toujours posée et que celle-ci doit être abordée autrement que par la politique de la fuite en avant et les manipulations éhontées de la réalité.
Comme nous l'avons signalé dans le "Manifeste pour la reconnaissance constitutionnelle d'un statut politique particulier de la Kabylie" publié en décembre 2014, un Etat construit sur des rapports de domination et sur l'idéologie de la discrimination identitaire, cultuelle et culturelle est un Etat qui installe son avenir dans l'affrontement et le risque d'éclatement. Aussi, pour faire face au risque réel du démembrement, il doit en résulter une approche de règlement des conflits dans un cadre institutionnel en accordant aux communautés des droits collectifs, à l'exemple de toutes les nations qui ont opté pour le modèle multiculturel. C'est aussi dans ces conditions qu'un nouveau pacte d'union nationale pourra être établi pour maintenir la cohésion nationale, sortir de l'impasse et faire face aux défis de développement.
Un changement politique et institutionnel profond à inscrire dans la Constitution s'impose pour tenir compte de la pluralité algérienne notamment de la réalité amazighe, socle fondateur de la nation impliquant la reconnaissance des communautés amazyghophones. Malgré quelques évolutions timides inscrites dans les constitutions de 1996 et 2002, le fait amazigh n'est pas intégré à ce jour dans toutes ses dimensions, linguistiques, culturelles et territoriales.
Si la volonté politique d'aujourd'hui est la démocratisation et la modernisation de l'Etat, tout changement de la Constitution devra porter sur :
- la suppression de la définition exclusive de l'Algérie en tant que "pays arabe'' inscrite dans le préambule de la Constitution. Ce sera la réparation d'une aberration totalitaire envers des millions d'Algériens non Arabes. L'arabité d'une partie de la population algérienne est une réalité que personne ne songe à remettre en cause, mais historiquement l'Algérie est une terre amazighe avec une culture et une langue amazighes vivantes à ce jour. Toute référence à une identité exclusive dans la loi fondamentale est contraire à l'esprit d'une nation moderne, une provocation inutile et une invitation à la désunion.
- la modification de l'article 1, énonçant que l'Algérie est "une et indivisible". La nation algérienne n'est pas uniforme, elle est multiculturelle et, à ce titre, l'Etat doit reconnaitre toutes les communautés qui la constituent. L'union de la Nation se fera sur la base du respect des différences de ses composantes, dans un désir de destin commun et la respect de l'intégrité territoriale de l'Algérie.
- la neutralité et le caractère séculier de l'Etat. Aucune confession ne doit définir l'Etat comme c'est le cas actuellement (article 2). La liberté de conscience, de culte et le respect des confessions et des rites doivent être garantis par la constitution. C'est le gage de réussite du vivre ensemble et le renforcement de la citoyenneté républicaine.
- la réparation d'une injustice d'Etat majeure envers les millions de citoyens locuteurs en tamazigh par l'officialisation de la langue Tamazight au même titre que la langue arabe (article 3). Toutes les régions amazighophones seront particulièrement attentives sur la prise en charge effective de leur langue tant sur le plan politique qu'institutionnel. Une officialisation de la langue Tamazight qui serait simplement une réparation symbolique et qui n'accorderait pas aux amazighophones le droit de la développer, de manière souveraine dans leurs régions, sera un leurre constitutionnel et engendrera encore plus de frustration et pérennisera le sentiment d'exclusion.
- la reconnaissance d'un statut politique particulier de la Kabylie. Cette reconnaissance doit dériver du droit pour toute communauté de la nation algérienne de se constituer comme communauté autonome, avec son parlement et gouvernement régional dans le respect des prérogatives régaliennes exclusives de l'Etat Algérien. Ce statut politique que nous revendiquons pour la Kabylie est une réparation historique d'un déni de souveraineté occasionné au peuple Kabyle en 1857, après la défaite de la résistance kabyle face aux forces militaires coloniales françaises, déni qui perdure à ce jour avec la politique de dékabylisation. Il est temps de sortir d'une vision purement géographique, pour reconnaitre ce qu'est vraiment la Kabylie : un territoire qui a sa propre organisation sociale, sa propre langue, sa propre culture ayant forgé, à travers le temps, sa propre histoire.
- la modification de l'article 42 portant sur la création de partis politiques en ouvrant le champ politique aux organisations politiques régionales, les intégrant ainsi dans la vie politique nationale. Rappelons que le respect des libertés collectives et des traités internationaux signés par l'Algérie donnent le droit à toute communauté de se choisir sa représentation et son statut politique.
Cette révision constitutionnelle se fera dans un climat international troublé et dans un contexte national marqué par un isolement sans précédent de ceux qui incarnent le pouvoir d'Etat. Le délitement institutionnel constitue une menace réelle, et avec la crise sociale et économique, il faut mesurer les conséquences de ce qui peut résulter sur la cohésion nationale. Sans une Kabylie partie prenante avec son poids historique et politique, nous sommes convaincus qu'il ne peut y avoir de solution politique constructive et durable à la crise algérienne. Et nous mettons de nouveau en garde les décideurs sur les lourdes conséquences de leur autisme coutumier pour ces questions structurelles relatives à la Nation et à l'Etat au profit de celles liées uniquement au contrôle du pouvoir dans un Etat maintenu éloigné de l'Algérie réelle.
Tout Algérien patriote, soucieux de son pays, se doit de veiller à la cohésion nationale par le traitement des zones de fractures internes de la société et par la recherche de résolutions politiques adéquates pour construire une Algérie plurielle, démocratique, solidaire et tournée vers la modernité.
P/ Le Bureau du Manifeste Kabyle réuni à Tizi-Ouzou le 02/01/2016
Ahmed Ait BACHIR